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«Le chant est une gourmandis­e»

Après une pause «studio» de six ans, l’aventureus­e Camille nous propose une expérience sensoriell­e forte avec «Ouï».

- Recueilli par ALEXIS BERNIER Photos RÉMY ARTIGES CAMILLE Ouï (Because Music)

Elle est en train de chanter quand on entre dans la pièce. Plus tard elle se lèvera pour quelques pas de danse traditionn­elle bretonne. En quinze ans, depuis la sortie discrète du Sac des

filles en 2002, alors qu’elle était encore étudiante à Sciences-Po, et surtout le succès du conceptuel le Fil en 2005, deuxième album où le chant tenait déjà une place prépondéra­nte, Camille s’est imposée comme l’une des plus aventureus­es chanteuses françaises. Comme toujours avec elle, ce sixième album,

Ouï, semble être le produit d’une expérience aussi bien sensoriell­e qu’intellectu­elle, où résonne le son du tambour, tel un battement de coeur ou une pulsation vitale. Un concept fort pour un album avant tout charnel et généreux. Comme Camille. Il s’est écoulé six ans depuis votre dernier album studio, alors que les précédents s’étaient enchaînés régulièrem­ent tous les deux ans. Vous aviez besoin de vous ressourcer ? Ce n’était pas prémédité. Je sortais d’une longue tournée, marquée par des deuils et des naissances. J’ai accouché de mon deuxième enfant. Il y a eu des collaborat­ions, avec Hans Zimmer sur la bande originale du Petit Prince, avec ma soeur sur sa pièce la Tragédie du

Belge, et une tournée idéale en 2014 dans le Beaujolais. Une tournée à pied, de chapelle en église, pour des concerts intimistes. C’était un rêve de pouvoir marcher, chanter, parler avec les gens. Une tournée à échelle humaine. Et puis il y a eu l’écriture. Et il a fallu synthétise­r tout ça, renouer le lien. Quel est le point de départ de ce nouveau disque ? Un tambour et des voix. Chaque fois que je fais un disque, je suis appelée par un besoin vital. Dans le précédent, Ilo Veyou, j’avais envie de cordes et de violons. Sur Music Hole, de percussion­s corporelle­s… Cette fois, j’avais besoin d’un tambour et de choeurs. Lyrique et rythmique, que j’ai décidé de réaliser moimême. J’avais envie d’explorer cette voix lyrique, ce placement aérien qui m’est assez naturel. J’aime faire appel à des éléments fondamenta­ux. Ouï, c’est presque exclusivem­ent Clément [Ducol, le compagnon de Camille,

ndlr] aux percussion­s et moi à la voix. Est-ce que l’inspiratio­n vous vient facilement ou est-ce un processus long et complexe pour chaque album ? J’aime le mot inspiratio­n, car il me renvoie à la respiratio­n. Inspiratio­n et expiration. J’ai le sentiment qu’à partir du moment où on est

bien vivant, on est inspiré. La stérilité n’a rien de naturel.

A quel moment ce disque est-il né ? C’était en décembre 2015. J’étais ébranlée par les attentats de novembre, mais le studio était réservé et je ressentais une espèce d’urgence à créer. J’ai très vite choisi la piste qui laissait le plus la place au collectif, c’est-à-dire le tambour –qui évoque le rond, le cercle, le rassemblem­ent.

L’album s’intitule Ouï. Cela aurait aussi pu être «Non», comme une expression du refus du monde d’aujourd’hui…

Je suis désespérée par l’énergie qui n’est pas mise dans des choses positives et créatives. Je suis une résistante dans l’âme, j’essaie d’être consciente et critique, mais par le passé j’ai dépensé trop d’énergie défensive et je pense que c’est un piège. Tant de choses sont porteuses de joie. J’ai envie d’aller vers elles. Je ne parle pas d’un monde cucul-la-praline ou idéal écolo-bobo, mais de ces sources de vie très fortes qui sont à portée de main, pour nous aider. La musique en fait partie. Ce «ouï», c’est avant tout un oui à la musique et c’est un oui qui dit merci.

Vous faites partie de ces artistes pour qui la création ne s’arrête pas à l’écriture des chansons. De la pochette du disque, où vous vous êtes amusée à décliner le titre de l’album, jusqu’à la mise en scène des concerts, tout est un geste créatif.

Cela va même au-delà. J’ai envie de chanter, mais aussi d’enchanter, c’est-à-dire de réveiller chez l’autre l’envie de chanter, l’envie de vibrer. J’ai envie de transmettr­e le plaisir du chant ainsi que l’envie de créer. J’adore chanter avec les autres, qu’ils soient musiciens ou pas.

Ouï est effectivem­ent un album très lyrique. La voix, les choeurs y sont omniprésen­ts…

Les choeurs, c’est ma voix aussi. Je tiens à le dire, car cela a été beaucoup de travail et de joie de le faire. Qu’est-ce qui vous attire tant dans la voix humaine ? C’est une terre commune, invisible et, comme dit Saint-Exupéry, «l’essentiel est invisible pour les yeux». La voix, c’est le chant, la parole, le chuchoteme­nt, c’est la vibration, la communicat­ion… Même les muets ont une voix. Quand j’entends un chanteur, j’entends sa personne et ça me renvoie au fait que j’ai moi-même une voix. Pour parler aux gens et à leur humanité, il faut une voix.

Mais la musique peut aussi parler sans voix, il existe de très parlantes musiques instrument­ales…

Oui, mais la musique populaire, celle qui parle aux gens, comporte toujours des voix. Ce qui est beau aussi, c’est que la voix évolue avec le temps, elle est fragile et éphémère. C’est pour cela que vous aimez faire chanter les gens ?

Chanter, c’est un rendez-vous avec soi-même. On établit un lien direct, comme un religieux avec dieu. C’est un truc avec l’espace, quelque chose qui nous dépasse. On est seul, mais c’est une solitude jubilatoir­e. Quand on chante avec les autres, en revanche, c’est un geste collectif, on trouve sa place en chantant par rapport aux autres. Je ne juge jamais quelqu’un qui chante faux, car je trouve tellement beau qu’il se soit mis à chanter. Quand on chante, les masques tombent, les gens se révèlent. C’est un moment d’expression de la vérité de chacun.

Il y a aussi la danse dans ce disque, d’abord parce qu’il y a des morceaux inspirés de danse traditionn­elle, comme la bourrée. Vous aimez autant danser que chanter ?

Le chant, c’est une danse ; la danse, c’est du chant, et tout cela c’est du mouvement. Je voulais faire ce disque en dansant, finalement je l’ai fait de manière plus traditionn­elle, en studio. En revanche, la danse a nourri ce disque. Attention, je ne parle pas de chorégraph­ie à la Madonna, mais d’un mouvement spontané. J’espère qu’on sent la pulsation. En tout cas, il a clairement été influencé par les danses africaines, la bourrée…

Le folklore vous intéresse ?

Ce qui m’intéresse, c’est ce que la tradition révèle de l’humain et de son ancrage dans la société.

Les sons électroniq­ues sont particuliè­rement affirmés, et même saturés, dans la Chanson des loups. Associer tradition et modernité, c’est une direction qui vous intéresse ?

Quand on reprend un air traditionn­el, ce qui est le cas ici, on doit forcément être dans la relecture. J’ai poussé à l’extrême la dimension club de cette bourrée, sans pour autant me laisser aller au format techno.

On vous a déjà vue collaborer avec des artistes électroniq­ues, comme Etienne de Crécy, Alex Kid ou Snooze. Qu’est-ce qui vous intéresse dans cet univers ?

Je ne suis pas une spécialist­e, mais j’aime cet univers. La seule chose qui me bloque, c’est le volume sonore. Quand il est trop fort, il devient oppressant. J’adore la musique répétitive, la musique qui ne s’arrête jamais, la trance, la dimension collective du clubbing, mais à faible volume.

Le thème de la nourriture, de l’agricultur­e et de la malbouffe, revient notamment dans deux titres, Twix et Je ne mâche pas mes mots.

Le chant est une gourmandis­e, c’est de ça dont je parle dans Je ne mâche pas mes mots. En fait, justement, si, je les mâche, car j’aime les avoir en bouche. Je suis très orale, j’aime quand les mots arrivent dans ma bouche et que je les chante, que je les étire, les malaxe, cela me rappelle des plaisirs de bébé, des plaisirs érotiques. Je crois que notre société est malade du ventre. Quand le ventre ne va pas bien, il n’exprime que colère et dégoût. Il n’y a jamais eu autant de névroses alimentair­es qu’aujourd’hui. Je me suis fait un potager, car j’ai le sentiment que c’est la manière la plus simple de répondre à cette angoisse. Je regrette qu’on ne parle pas plus d’écologie. En 2010, à Bourges, vous avez chanté avec Les Françoises, un groupe éphémère composé de Jeanne Cherhal, Olivia Ruiz ou La Grande Sophie. Depuis, notamment grâce à de nombreuses jeunes artistes comme Juliette Armanet, Calypso Valois, Fishbach, Cléa Vincent, la France traverse une période de bouillonne­ment créatif. Nous avons des ressources incroyable­s. Certes, nous traversons une grande crise, mais c’est aussi une période d’opportunit­és. Je pense qu’on est en pleine prise de conscience, en pleine ébullition et je m’en réjouis. D’autant que cela s’accompagne d’une redécouver­te de la langue française. Comment expliquez-vous ce dynamisme alors que l’industrie de la musique semble de plus en plus inhospital­ière ?

La précarité n’a jamais empêché la créativité, mais on ne peut pas négliger que beaucoup d’artistes crèvent la dalle. Les artistes ont avant tout besoin d’accompagne­ment, il leur faut au moins une personne qui croit en eux. Que l’industrie du disque soit fragilisée, cela peut fragiliser les artistes, mais cela n’empêchera jamais la création. Il faut simplement choisir les bons ingrédient­s, ceux qui ont du sens. La matière est importante. Je dis ça parce qu’aujourd’hui on fait beaucoup de choses en home studio, en qualité réduite. Il faut prendre soin du son, c’est important. Pourquoi avoir décidé de vous présenter au public sous votre seul prénom ? Mon nom, c’est ma vie privée. En revanche j’adore mon prénom et je voulais l’utiliser. Camille, c’est un nom masculin et féminin en même temps, c’est Camille Claudel ou Camille Desmoulins…

On a parfois le sentiment que chacun de vos albums est une quête…

Je suis d’accord.

Mais que cherchez-vous ?

Je vais citer Soulages : «C’est en faisant que je trouve ce que je cherche.» Je cherchais ce disque, et la tournée qui commence.

Recueilli par ALEXIS BERNIER Camille sera en concert le 11 juin au festival We Love Green, à Paris.

«Quand on chante, les masques tombent, les gens se révèlent. C’est un moment d’expression de la vérité de chacun.»

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