Libération

La gueule de «l’audre»

Suite de la page 35

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C’est une quête qui s’étale sur quarante ans ?

C’est comme si je courais après une définition du théâtre. En réalité, ce que j’appelle théâtre, c’est plus que l’activité théâtrale. Cette dame-là, qui boit son café à la table d’à-côté, a du théâtre en elle. C’est cette chose-là. Quand j’étais directeur du Conservato­ire, j’ai fait venir des penseurs, Régis Debray, Hélène Cixous, des psychanaly­stes comme Alain Didier-Weill… Je leur avais dit de parler aux élèves de ce qu’est le théâtre dans leur discipline à eux. Les psychanaly­stes traitaient de l’autre scène par exemple. C’est plutôt ça qui m’a intéressé toute ma vie : le théâtre d’avant le théâtre. Ce qu’est l’«essence» du théâtre. Pourquoi Hamlet a-t-il été un leitmotiv ? Ce n’est pas simplement une histoire d’amour avec une pièce. Quand on y réfléchit bien, elle n’est pas très intéressan­te. C’est vaguement l’histoire d’OEdipe, un type qui veut venger son père… Il n’y a pas de quoi en faire un plat. Mais la manière dont Shakespear­e, sciemment ou pas, agence et structure la pièce fait qu’elle est sans cesse vertigineu­se. La moindre phrase renvoie à une autre phrase, qui renvoie à une autre phrase… Au fond, toute la modernité, quand on évoque Perec, Barthes, Derrida, tout est dans Hamlet. Ce n’est pas dans le Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux. Ce n’est pas dans l’Avare de Molière. Mais c’est dans Hamlet. Je le monte tous les dix ans et chaque fois, je découvre des choses dans le texte.

Est-ce ce que vous appelez la lecture active ?

Le théâtre est à la fois une activité d’ouverture et une activité de fermeture. Je voudrais que non. Par exemple si Hermione est blonde, elle ne sera jamais brune. Or dans le livre elle pourrait être brune. Alors quoi, on va empêcher toutes les brunes d’être Hermione ? Donc c’est bon qu’elle soit à la fois brune et blonde. C’est la pluralité, un sens ouvert, pluriel, et là on en appelle à Barthes ou à Eco.

Pour vous ce n’est pas une question d’interpréta­tion ?

Je pense que tous les textes sont prêts à tout. Ce tout est fascinant et terrifiant aussi. Où ça mène, un texte? Je trouve cette question plus forte que la lecture passive. Si patiemment on déconstrui­t chaque phrase, chaque mot, parfois chaque lettre chez Shakespear­e, on est dans ce que j’appelle la lecture active. Car tout d’un coup, elle mène à des choses qu’on ne savait pas. Je lis toujours deux fois les textes d’Hélène Cixous. La première rapidement, la seconde lentement. Et je m’aperçois que ce mot-là correspond à celui-là, que cette allitérati­on fait ça, etc.

Qu’est-ce qui compte avant tout dans un texte ?

Ce n’est pas l’histoire. Je dis souvent que Bérénice n’aurait pas intéressé les décideurs de TF1 tellement l’intrigue est indigente. Bérénice, c’est l’histoire d’une femme qui dit à un homme: «Est-ce que tu m’aimes ? Est-ce que tu veux m’épouser?» Lui, il répond: «Je ne sais pas. Finalement non.» Et elle s’en va. C’est précisémen­t le génie de Racine de chercher à faire le minimum d’intrigue et le maximum de langue. Ce qui compte c’est la sensation que cette pièce soulève les autres pièces. Je viens de monter Lili, une adaptation du roman de Clarisse Nicoïdski, le Désespoir tout blanc. C’est le monologue d’une idiote de village. Tous les textes sont sous-tendus par cette idiotie-là. Sous Hamlet, il y a Lili. Sous le Cid il y a Lili, sous notre conversati­on, il y a Lili. C’est quelque chose de plus fondamenta­l, de plus constituti­f.

Dans Trahisons de Harold Pinter, là aussi, l’intrigue est sommaire : la femme a un amant, le meilleur ami du mari, le mari découvre la liaison. Sauf que c’est un vrai travail sur ce qu’est la sincérité, ce qu’est le mensonge. Comment peut-on accepter une chose fausse en la prenant pour vraie, une chose vraie en la croyant fausse? C’est un problème philosophi­que du coup. A partir de la trahison, on peut écrire toutes les autres pièces du répertoire mondial.

Pourquoi n’avoir pas écrit de pièce ? J’ai conçu un livret d’opéra. Je fréquente les plus grands: Shakespear­e, Racine, Marivaux, Tchekhov, Claudel, Cixous… et donc je n’ose pas. J’ai toujours l’impression que Shakespear­e ou Racine est au-dessus de mon épaule lorsque je tente d’écrire quelque chose. «Tu es sûr de ta phrase, là ? – Non, je ne suis pas si sûr que ça…» Et je la raye vite. Il y a sans doute un effet d’intimidati­on.

Est-ce vraiment la seule raison ?

Il y a de la pensée dans la philosophi­e et le théâtre. Je dis toujours : il y autant de pensée dans un sillon qui va de Héraclite à Derrida, en passant par Spinoza ou Hegel, que dans un autre sillon qui va de Eschyle à Cixous en passant par Shakespear­e ou Claudel. Mais les différence­s sont multiples. L’une d’elle, c’est la naïveté. Même le plus génial des philosophe­s est naïf. Il écrit ce qu’il croit être vrai. Il n’existe pas de philosophe qui fasse exprès de mentir. Alors que le théâtre joue avec cette vérité. Le philosophe fait des monologues. Et même quand le mot «je» n’est pas écrit, il y a un «je» derrière. Peut-on dire que Shakespear­e pense comme Hamlet ? Non. Qu’il pense comme Claudius ? Non. Qu’il pense comme Gertrude ? Non. Il pense ce tout là. Il y a donc moins de naïveté dans le théâtre. Je préfère être le lecteur de toute cette non-naïveté, plutôt que d’écrire moi-même naïvement.

N’est-ce pas par peur de vous tromper ? Sans doute ! J’ai un grand sens du ridicule. Adolescent, j’avais deux grandes admiration­s. Au-dessus de mon lit à Marseille, il y avait un poster de Gérard Philipe et un autre de Karl Marx. A un moment, en marchant cours Lieutaud en bas de chez moi, je me suis demandé lequel je voulais être. J’ai choisi Gérard Philipe. Or, intello comme j’étais, j’aurais pu dire Marx. D’autant que Marx à l’époque, ce n’était pas celui d’aujourd’hui. C’était non seulement un grand penseur, mais celui qui avait la moitié du monde dans ses bras. Non, je préférais Gérard Philipe parce qu’il

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PHOTO EDOUARD CAUPEIL Chez Daniel Mesguich, à Paris, le 19 mai.

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