Libération

Richard Ford réunit ses parents défunts

- Par PHILIPPE LANÇON

Les vies ordinaires sont comme les morts ordinaires, elles n’existent pas. Richard Ford est là pour le rappeler. Il écrit depuis un point de plénitude, de souffrance et d’absence qui fait le vide en faisant le plein, comme sur une interminab­le route américaine ; ce point à l’horizon, toujours là et jamais atteint, dont l’éclat mat vous enveloppe et permet de voir tout ce qu’il y a entre lui et vous. Son oeuvre a façonné un type d’individu laconique, ni riche ni pauvre, ni heureux ni malheureux, ni installé ni errant, ni satisfait ni insatisfai­t, ni rêveur ni éteint, avec autant d’espoir que de Hopper. Pris entre solitude et sentiment, entre réussite et ratage, il a une vie entre deux vies, démocratiq­ue peut-être, moyenne sans doute, qui devient la meilleure des vies possibles, puisqu’elle est ce qu’il en a fait.

«Tort irréparabl­e».

A 72 ans, Ford publie Entre eux, où il rend tribut à ses parents, un texte chacun. Quelques photos de famille en noir et blanc jalonnent le livre. C’est un tombeau, comme on aurait dit jadis. Quand son père meurt, le 20 janvier 1960, le frère de celui-ci arrive aussitôt d’Arkansas et fait rapatrier le corps pour qu’il soit enterré dans le caveau de famille, sans demander l’avis de personne, donc de la veuve, qui n’y aura pas sa place, car il n’y en a plus. «Cet acte est un tort irréparabl­e, écrit-il dans le premier texte, sur son père. Mais on n’y peut plus rien. A la fin, mon père a quitté ma mère pour la dernière fois. Comme elle l’ap- préhendait, l’éternité ne devait pas leur appartenir. Ce n’est pas le pire chagrin de ma vie, mais c’en est un. Et par respect pour eux, par amour, je ne vais pas sur leurs tombes puisque c’est ensemble qu’ils jouissaien­t le mieux de la vie, et ensemble que je préfère me souvenir d’eux.»

Entre eux, cependant, n’est pas que le tombeau commun qu’ils n’ont pas eu. C’est la matrice fragile, incertaine, de l’univers où est né l’individu fordien – le genre à penser volontiers comme l’auteur lorsqu’il apprend l’état terminal du cancer de sa mère : «La mort se met en route bien longtemps avant d’arriver. Et au coeur de la mort ellemême il y a encore de la vie à vivre jusqu’au bout. Ce que nous avons fait.» Père et mère sont des lentilles qui, pour l’enfant d’abord, pour l’homme plus tard, permettent de faire le point sur le monde et d’en fixer les repères. Richard Ford, adolescent, le sent à Jackson, Mississipp­i, le jour où une voisine lui dit à propos de sa mère: «Ah oui, tu es le fils de la petite brune mignonne qui habite en haut de la rue.» Cet incident, «mineur mais significat­if, […] m’a fait découvrir le visage disons public de ma mère. L’aspect sous lequel les gens la voyaient, concurremm­ent à moi. Après cette découverte, je ne crois pas avoir pensé à elle, ni réfléchi sur sa personne, sans m’en souvenir.» Sans qu’il le sache encore, l’écrivain est né : au confluent de l’intimité et de l’observatio­n – mais, aussi bien, au point de déchirure entre elles : «C’est une leçon qu’il vaut mieux apprendre de bonne heure, car l’un des premiers défis de la vie est de connaître pleinement nos parents – à supposer qu’ils vivent assez longtemps pour nous le permettre, qu’ils en vaillent la peine et que ce soit matérielle­ment possible. Mieux nous savons voir nos parents sous toutes leurs facettes et tels que le monde les voit, plus nous avons de chance de voir le monde lui-même tel qu’il est.»

«La mort se met en route bien longtemps avant d’arriver. Et au coeur de la mort elle-même il y a encore de la vie à vivre jusqu’au bout. Ce que nous avons fait.»

Facettes.

Si son père avait eu une longévité normale, écrit-il ailleurs, «il est probable que je n’aurais jamais écrit une ligne, tant son influence m’en aurait empêché». La phrase paraît contredire les précédente­s, qui nous conduisaie­nt à penser que mieux il aurait pu voir ce père sous toutes ses facettes et tel que le monde le voyait, plus il avait de chance de voir le monde luimême tel qu’il est. Si ce n’est pas une contradict­ion, c’est parce que le monde de Richard Ford vit entre ces deux lentilles: celle, précise, de la mère et celle, plus floue, presque absente, du père. Les textes sur l’un et l’autre reflètent cette double focale. Autant celui sur la mère, écrit peu après sa mort en 1981 et publié en 1988, est écrit de près, autant celui sur son père, écrit et publié plus de cinquante ans après sa mort, est atteint de myopie. Ce qui le rend, d’une certaine façon, remarqua-

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