Libération

L’île «dans le gel de l’hiver» Une famille bâtisseuse par le Norvégien Roy Jacobsen

- Par VIRGINIE BLOCH-LAINÉ

Tout a de l’ampleur à Barrøy ; on n’y fait pas dans la demi-mesure : parfois c’est la «belle vie», l’unique famille qui habite cette île proche de l’archipel des Lofoten s’adapte à la nature, dort dans l’aile sud de la maison pour éviter le froid de l’aile nord, profite de la lumière pendant ces mois où «il n’y a pas de soir jusqu’au matin». A cet endroit de la Terre aussi on parle de «l’été indien». Lors de ces périodes bénies, les êtres s’accordent, chacun connaît son rôle, sa place : les femmes restent debout le temps des repas ainsi que l’exige la tradition. Parfois au contraire «tout ne va pas comme cela devrait être» et alors «le monde est troublé, il est en feu». Roman norvégien imprégné du «gel de l’hiver», les Invisibles suit une famille du début du XXe siècle pendant deux décennies environ. Mais la chronologi­e est floue car nous ne sommes pas ici, comme ce peut être le cas dans une saga familiale classique, au plus près des personnage­s ; le texte ne colle pas à leur coeur ni à leurs chagrins. Roy Jacobsen, l’auteur (né en 1954), se tient à distance tout en nous donnant les moyens de nous représente­r le détail de leurs pensées. Ce qui accapare les personnage­s, ce sont les éléments naturels. En une vingtaine d’années, les Barrøy (l’île et la famille portent le même nom) vont moderniser leur territoire, agrandir leur maison, construire un quai, devenir producteur­s de lait. Ils sont des bâtisseurs opiniâtres et taiseux ; ils agissent d’abord, ils pleureront plus tard. Pour l’instant il faut avancer, tout est à inventer, si bien que comme dans un roman de Faulkner, les Palmiers sauvages en particulie­r, le lecteur des Invisibles ressent l’ivresse et l’émotion de se croire témoin du monde en train de naître.

Hans et Marie, les héros, sont mariés. Marie est une forte femme ; ils ont une fille, Ingrid, âgée de 3 ans au début du roman, aussi volontaris­te que sa mère. Martin, le père de Hans, habite avec eux et voit son rôle de patriarche lui échapper au profit de son fils: le progrès prend également cette forme-là. Hans a une soeur, «la robuste Barbro», qui ne parle pas. «Elle fait seulement les bruits qui lui semblent convenir, et ils conviennen­t la plupart du temps.» Chacun apporte sa pierre à l’enrichisse­ment et à l’embellisse­ment de l’île. Traduit dans une quinzaine de pays, les Invisibles est une splendide représenta­tion de la vie en commun, une parmi d’autres combinaiso­ns possibles. Elle est écrite dans une langue puissante et poétique. Le roman nous apprend aussi ce que devient la bouteille que nous avons tous, un jour, jetée à la mer, «qui contient un mélange de nostalgie et de confession­s, et qui concerne une autre personne que celle qui la trouve ; si elle avait touché le bon destinatai­re, elle lui aurait fait verser des larmes de sang et remuer ciel et terre. Les îliens les ouvrent avec tout leur bon sens, ils en tirent les lettres et les lisent, s’ils en comprennen­t la langue, ils se font des idées sur le contenu, des petites idées bien vagues […]». • ROY JACOBSEN

LES INVISIBLES Traduit du norvégien par Alain Gnaedig, Gallimard, 272 pp., 21 €.

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