Libération

Virginie Despentes et le gourou malgré lui

Dernier volet des aventures de Vernon Subutex, héros d’une utopie menacée

- Par CLAIRE DEVARRIEUX

RLEONARDO PADURA ésumé des épisodes précédents à l’usage de ceux qui les ont oubliés, ne les ont pas lus, ou ne les liront pas. Vernon Subutex, disquaire qui a dû mettre la clef sous la porte, est à la rue. Squatter le canapé ou le lit des ami(e)s n’a eu qu’un temps. Après avoir été sauvé d’une crève mortelle par un vieil alcoolique qui a su doser les oranges et le paracétamo­l, Vernon Subutex a pris racine sous les arbres du parc des Buttes-Chaumont. Là, il a été rejoint par une cohorte de solitaires, en une sorte de secte. Le troisième et dernier tome du feuilleton de Viriginie Despentes voit Subutex séjourner loin des villes, dans une sympathiqu­e communauté qui déménage sans cesse et se nomme «le camp». Il en est le gourou parce que c’est ce que les autres font de lui. A son contact, ils s’apaisent, se confient, laissent s’exprimer le meilleur d’eux-mêmes. Quand Vernon Subutex 3 commence, le héros a une rage de dents telle qu’elle nécessite un déplacemen­t à Paris. L’ami Kiko finance le voyage et les soins, c’est un nanti qui a fréquenté le camp puis a «remis le nez dans la coke». Il a des plans à la Ron Hubbard pour Vernon Subutex, que ça laisse froid : «Je suis DJ, je ne suis pas un putain de prophète.» La jeune femme qui accompagne Vernon trouve l’appartemen­t de Kiko d’un «luxe insultant». C’est le premier scud sociologiq­ue et politique balancé par l’auteur. Il y en aura d’autres. Plusieurs personnage­s prendront le relais pour relater la guerre des riches contre les pauvres, notamment à l’occasion des Nuits debout place de la République. Despentes rattrape en effet l’actualité au terme de son feuilleton, celui-ci couvrant une décennie. «La Bourse, avant la vie. Mais à part ça – aucune violence», ironise une ancienne pocharde, reconverti­e en service d’ordre à elle seule, à propos des bourgeois soi-disant pacifiques.

Héritage.

Vernon Subutex est moins radical. Il se méfie juste des élites, des élus, peut-être en cela porte-parole de l’auteur, allez savoir. «Les gens de pouvoir ne racontent pas la vérité. Jamais.» Il y pense lorsqu’un héritage inattendu vient semer la zizanie dans le camp et, en ce qui le concerne, réorienter son destin. Il aurait pu passer cet argent sous silence. Mais il n’est pas un homme de pouvoir. Alors, il a parlé de ces centaines de milliers d’euros qui allaient leur échoir. Qu’en faire ?

Au camp, tout se discute, et l’organisati­on se fait malgré tout dans l’harmonie. Le mot «douceur» est ce qui résume le mieux l’ambiance qui règne dans «les convergenc­es», ces grandes fêtes ouvertes. Cela rappelle les festivals des années 70, «Le chien et l’enfant avaient tout leur temps et cette insoucianc­e oubliée le faisait rester à sa fenêtre, car il sentait que le jeu monotone contre le mur était porteur d’une émotion que seuls eux trois, l’enfant, le chien et lui, pouvaient comprendre. Pas besoin d’autres joueurs ou d’autres spectateur­s : le mur, la balle, le gant.» estime une participan­te, la première fois qu’elle vient. On danse, on plane, et pourtant aucune substance ne circule, ni aucun alcool. «Elle est quelqu’un de rationnel. Elle ne s’attendait pas, hors drogue, à voir des rubans de couleur lier les gens entre eux.» L’utopie que Virginie Despentes met en scène et en action s’appuie essentiell­ement sur la musique. La musique nécessite les dons de DJ de son personnage principal (mais qui ne tire pas la couverture à lui), et développe les ressources de chacun : «Les convergenc­es transforme­nt les gens.» D’où la force d’attraction exercée par ce groupe, et la jalousie qu’il excite. Tel est le message possible de ce roman qui zigzague, qui aime laisser l’intrigue filer pour mieux la tirer par les cheveux quelques portraits plus loin: la musique rassemble, et c’est donc à travers elle, de préférence, que les fanatiques frappent au coeur. L’attentat du Bataclan est omniprésen­t, et on ne manquera pas de penser, aussi, à celui de Manchester.

Overdose.

Bien sûr, certains amis de Vernon Subutex conservent leurs idées noires. «C’est vivifiant, la haine», estime par exemple le scénariste désoeuvré déjà rencontré dans les épisodes précédents, qui laisse s’épanouir des envies de meurtre, mais uniquement en son for intérieur. Deux protagonis­tes extérieurs au camp se chargent quant à eux d’exercer une brutalité qui n’a rien de fantasmati­que. L’un est producteur, et son abjection ne connaît plus de limites: «Désormais, il pense sans filtre.» L’autre est son bras armé. Il était le manager d’Alex Bleach, chanteur de rock décédé d’une overdose, qui a laissé derrière lui une confession dérangeant­e, enregistré­e sur cassettes. Il y est question de l’assassinat de Vodka Satana, star du porno, dont la fille est devenue une musulmane pratiquant­e.

Il ne s’agit plus de courir après cet enregistre­ment dans Vernon Subutex 3. Alex Bleach a perdu son aura en cours de route. Le projet criminel du producteur concerne deux gamines dont il veut se venger, car elles lui ont méchamment tatoué le dos. Les petites se sont volatilisé­es grâce aux réseaux et à la haute compétence de la Hyène, héroïne récurrente de Virginie Despentes. La Hyène a interdit au camp l’usage d’Internet et des portables. Elle a «décrété qu’ils devaient s’exercer à vivre en passant sous les radars, en ne laissant aucune trace numérique, ni de leurs déplacemen­ts, ni de leurs conversati­ons». Un pervers renchérit : «Les jeunes, Internet, ils vont être surpris de comment ça va leur claquer à la gueule.» • VIRGINIE DESPENTES VERNON SUBUTEX 3 Grasset, 400 pp., 19,90 €.

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