Libération

Huttes ouvrières

Dès le début du XIXe siècle, des habitats destinés à améliorer le confort de vie des travailleu­rs, tout en les ancrant auprès des bâtiments industriel­s, fleurissen­t dans le nord de la France et en Belgique.

- Par STÉPHANIE MAURICE Correspond­ante à Lille

Utopies… Elles ne datent pas de cette élection présidenti­elle. Dès le XIXe siècle, des industriel­s du nord de l’Europe, imprégnés des idéaux du socialisme naissant ou du catholicis­me social, ont tenté d’organiser et d’améliorer la vie de leurs ouvriers à travers de nouvelles cités, belles et hygiénique­s… non sans quelques arrièrepen­sées productivi­stes. La plus étonnante reste le familistèr­e de Guise, en Picardie, créé par JeanBaptis­te Godin, précurseur de l’économie sociale. Dans les mines de Belgique, on n’est pas allé aussi loin, mais on inventa dès 1820 le prototype du coron : des maisons individuel­les, un luxe pour les laborieux de l’époque. Elles sont toujours habitées, comme d’ailleurs la cité-jardin de Reims, l’une des premières et plus belles HLM de France.

L’invention du coron au Grand-Hornu (Belgique)

Colonnes gréco-romaines, bureaux à frontispic­e et arcades cernent la pelouse à l’ovale parfait. Au milieu de cette agora trône le buste du bienfaiteu­r Henri De Gorge, un Français venu en ces terres wallonnes dans le sillage de Napoléon Bonaparte. Difficile d’imaginer qu’ici, dans les années 1820-1830, on extrayait chaque année 120 000 tonnes d’un charbon gras, parfait pour la sidérurgie. De Gorge, industriel audacieux, a l’idée de fidéliser sa main-d’oeuvre en la logeant: les fermiers des environs étaient mineurs l’hiver, pour arrondir les fins de mois, et retournaie­nt aux champs dès les beaux jours.

Il s’inspire de la Saline royale d’Arcet-Senans, construite entre 1775 et 1779, de son plan géométriqu­e où cohabitaie­nt habitation­s et production industriel­le. Le coron est né. Le long des voies qui mènent aux puits miniers s’alignent 440 maisons en briques à un étage, avec deux chambres à coucher – un privilège à une époque où tout le monde dormait dans la même pièce– de grandes fenêtres et un jardinet. Il en coûtait une journée de salaire sur les six jours travaillés pour en louer une. De Gorge crée une école, obligatoir­e jusqu’à l’âge de 12 ans. Alentour, on descendait au fond dès 6 ans. L’homme n’était pas que philanthro­pe : un ouvrier en bonne santé et reconnaiss­ant travaille mieux, estimait-il. Aujourd’hui, le Grand-Hornu, sauvé in extremis de la démolition (il a failli devenir un parking d’hypermarch­é), est un musée d’art moderne et de design.

La cité minière de Bois-du-Luc (Belgique)

C’est un morceau d’histoire industriel­le planté au milieu de nulle part, dans la banlieue de La Louvière. Machines à vapeur restées en état, corons aux murs jaune pâle organisés en carrés, bureau directoria­l où le visiteur est épié dans le sas d’attente par un jeu de miroirs… la visite est saisissant­e. La première société européenne capitalist­ique à distribuer des dividendes à ses actionnair­es est née ici, en 1685, et n’a fermé ses portes qu’en 1973. Les charbonnag­es de Bois-du-Luc ont toujours gardé dans leur conseil d’administra­tion des descendant­s des fondateurs originels, représenta­nts du seigneur local et de l’abbaye, riches commerçant­s et hommes de loi. Cet esprit féodal, imprégné d’un catholicis­me bon teint, a perduré jusqu’à la fin. Dans cette cité minière parfaite, inspirée du Grand-Hornu, le contrôle de la compagnie est omniprésen­t.

Aux quatre coins sont installés les demeures des sommités, le directeur général, le directeur de l’hôpital, l’ingénieur et l’instituteu­r, qui maintenaie­nt les ouvriers sous surveillan­ce constante. Les enfants allaient à l’école, mais ne pouvaient pas choisir leur formation: c’était la compagnie qui leur imposait leur métier. Le curé tenait un registre de présence à la messe du dimanche, et seules les familles mariées religieuse­ment pouvaient habiter dans ces maisons haut de gamme. Le charbonnag­e vivait en complète autarcie mais faisait venir des ouvriers du monde entier : en 1970, trente-trois nationalit­és s’y côtoyaient, et leurs descendant­s, devenus belges, y vivent toujours.

Le Palais social de Guise (Aisne)

Le joyau de l’utopie : le familistèr­e, construit entre 1859 et 1884 pour 1 750 habitants, se dresse au milieu de la bourgade de Guise, fier de sa rigueur géométriqu­e, de ses immeubles au carré construits autour d’une cour intérieure, de son théâtre où se tenaient chaque année les fêtes de l’enfance et du travail, et de son parc conçu comme une protection de verdure contre les fumées de l’usine.

Mais plus que l’architectu­re, c’est le projet social qui compte, et l’homme, visionnair­e, qui l’a porté. Jean-Baptiste André Godin, artisan talentueux qui a fait fortune dans le poêle en fonte de fer, a été convaincu par les thèses de Charles Fourier, partisan d’un socialisme communauta­ire. Il a créé un ensemble unique, pour «entourer le logement du pauvre de toutes les ressources et de tous les avantages dont le logement du riche est pourvu». En 1880, Godin va jusqu’au bout de ses conviction­s et fonde l’Associatio­n coopérativ­e du capital et du travail : les travailleu­rs deviennent actionnair­es, et donc propriétai­res du familistèr­e et de l’usine. Les décisions se prennent de façon collégiale. Ironie de l’histoire, c’est en 1968, juste après mai, que cette aventure prend fin : rachetée par Le Creuset, l’entreprise devient une société anonyme.

La cité-jardin du Chemin vert à Reims (Champagne)

C’était une pouponnièr­e géante. Des jardins, des maisons à style régionalis­ant, une crèche gratuite, un solarium pour que les bébés profitent de la lumière… Seules les familles ouvrières avec au moins quatre enfants pouvaient s’y installer. Le lieu reste à loyer modéré, paisible et prisé, avec une liste d’attente de six ans. Georges Charbonnea­ux, président du Foyer rémois, une des premières sociétés HBM (habitat à bon marché) de France, n’avait qu’une idée : repeupler la France après le désastre démographi­que de 14-18 et la dénatalité du début du siècle, liée à la brusque industrial­isation. Les villes ont grossi comme des champignon­s, avec l’exode des paysans venus travailler dans les manufactur­es. Les familles ouvrières s’entassaien­t dans des chambrette­s, la mortalité infantile était élevée. Reims a été détruite à 58 % par les bombes allemandes: pétri de catholicis­me social, Charbonnea­ux profite de la reconstruc­tion pour édifier une cité-jardin, idéal venu d’Angleterre. L’église Saint-Nicaise, aux vitraux de Lalique, vaut la visite. Toujours propriété du Foyer rémois, elle montre les goûts éclectique­s de son bienfaiteu­r.

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PHOTO OLIVIER BERG. DPA Le Grand-Hornu près de Mons.
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PHOTO GEORGES FESSY. FAMILISTÈR­E DE GUISE. Laon Le palais social de Guise.

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