Libération

L’affaire Ioukos, un imbroglio diplomatic­o-judiciaire sur le pas de tir

Moscou menace Paris de représaill­es à la veille d’une décision judiciaire française portant sur les saisies de biens russes dans l’Hexagone liées à la nationalis­ation de la compagnie pétrolière.

- Mediapart,

La cour d’appel de Paris tient dans ses mains un pan de l’amitié franco-russe. Fin juin, elle doit statuer sur les saisies opérées en France par d’anciens actionnair­es de la compagnie pétrolière Ioukos. A titre principal: 300 millions d’euros dus par Arianespac­e à son homologue Roscosmos. Vladimir Poutine en fait un casus belli, menaçant par avance la France de représaill­es financière­s et spatiales au cas où la justice hexagonale pencherait du mauvais côté.

«Pressions».

L’affaire Ioukos n’a pas fini d’empoisonne­r les relations entre Paris et Moscou. Pour mémoire, les anciens actionnair­es du géant pétrolier, aimablemen­t privatisé sous Boris Eltsine puis brutalemen­t renational­isé sous Vladimir Poutine, ont obtenu en 2014 des dommages et intérêts de 50 milliards de dollars, infligés par la Cour permanente d’arbitrage (CPA) de La Haye. Faire appliquer cette sentence est une autre paire de manches. La Russie refuse de la reconnaîtr­e et a fait appel : après avoir obtenu son annulation pour vice de forme, une cour d’appel nérlandais­e va refaire le match en juillet. Mais la France, très en pointe en matière d’arbitrage privé, se fait un devoir de l’exécuter, validant les saisies sur divers biens russes dans l’Hexagone. Comme les sommes dues par Arianespac­e à Roscosmos, au nom de la coopératio­n spatiale – ses fusées Soyouz sont notamment utilisées pour lancer, depuis la station de Kourou, les satellites du réseau Galileo, le GPS européen. Régulièrem­ent, Moscou menace d’interrompr­e ses livraisons: «Pas d’argent, pas de Soyouz, la Russie met la France au pied du mur», titre ainsi l’agence SputnikNew­s. Plus directemen­t, Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, a écrit une missive comminatoi­re à l’ambassadeu­r de France de Moscou en mars 2015: «Toute tentative d’applicatio­n de mesures conservato­ires ou exécutoire­s à l’égard de biens russes sur le territoire de la République française sera considéré par la fédération de Russie comme donnant droit à l’adoption de mesures appropriée­s et proportion­nées à l’égard de la France, de ses citoyens et de ses entités.» Avec cette précision: «Le ministère serait reconnaiss­ant à l’ambassadeu­r de bien vouloir porter à la connaissan­ce du tribunal français compétent le contenu de cette note.» Chantage sur la justice ?

Depuis, une sorte d’équilibre de la terreur prévaut. Roscosmos continue de livrer ses Soyouz sans être payé. Un ultime lancement a d’ailleurs été réalisé en janvier à Kourou. Un beau geste qui pourrait ne pas durer. De l’autre, Arianespac­e s’alarme de rétorsions futures. Et va jusqu’à évoquer devant la cour d’appel de Paris un «risque de sinistre industriel sans précédent». Sa maison mère, le Centre national d’études spatiales (1), en rajoute dans ses récentes conclusion­s écrites devant la justice française : «La cour d’appel doit savoir que la remise en cause des livraisons de lanceurs Soyouz aurait des conséquenc­es graves pour l’ensemble du programme spatial français et européen.»

L’avocat des anciens actionnair­es de Ioukos, Emmanuel Gaillard, s’indigne de ces «interventi­ons tardives ayant pour objet d’influencer l’issue du litige sur la base d’affirmatio­ns non démontrées». Elles font suite, à ses yeux, aux «pressions de la Russie sur la France au cas où sa justice jugerait mal en matière de saisies». En novembre 2016, Thierry Mandon, alors secrétaire d’Etat à la Recherche, résumait ainsi la situation depuis Kourou, selon la Tribune : «On a rassuré nos amis russes sur le fait que nous aimerions que cette affaire se règle au mieux. On va voir comment faire, dans un contexte où la justice est indépendan­te.» L’Etat français s’est donc joint à la procédure dans la dernière ligne droite, histoire de plaider son «intérêt moral à ce que le programme spatial ne soit pas paralysé». Pour son avocat, Bernard Grelon, il n’y a là «aucune pression sur la cour, car c’est fait en toute transparen­ce et toute clarté».

Distinguo.

Pour s’extirper de l’imbroglio spatio-diplomatiq­ue, les magistrats français ont une porte de sortie, de pure forme. Ils comptent établir un distinguo entre Roscosmos et l’Etat russe. Seul ce dernier a été condamné par l’arbitrage de la Cour permanente d’arbitrage de La Haye. Le contrat initial avec Arianespac­e était cosigné par «l’Agence fédérale spatiale, organe fédéral du pouvoir exécutif de la fédération de Russie, ci-après dénommé Roscosmos». Pour l’avocat de la partie russe, Andrea Pinna, «s’il n’est pas contesté qu’il s’agit d’une entité créée par la fédération de Russie, ce n’est pas une émanation de la fédération de Russie».

Pour qui n’aurait pas apprécié la nuance à sa juste mesure, Vladmir Poutine a mis les pieds dans le plat. En septembre 2015, quelques jours après la saisie des 300 millions d’euros, il promulguai­t une loi ordonnant la liquidatio­n de Roscosmos «organe fédéral du pouvoir exécutif», illico remplacé par une Roscosmos «entreprise d’Etat», élargissan­t un peu plus le cordon sanitaire. La justice française goûtera-t-elle cet ultime manoeuvre ? RENAUD LECADRE (1) Le Cnes, historique maison mère d’Arianespac­e, a peu à peu cédé la majorité du capital à Airbus et Safran.

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