Libération

TATI une lente montée en drame

Le tribunal de commerce de Bobigny doit sceller ce lundi le sort de l’enseigne textile. Retour sur quinze ans d’erreurs stratégiqu­es et d’embourgeoi­sement qui ont mis la grande chaîne de magasins en situation de rachat «à la casse».

- Par FRANCK BOUAZIZ

Sans fleurs ni couronnes. La saga Tati devrait prendre fin ce lundi au tribunal de commerce de Bobigny (Seine-Saint-Denis). Ironie du sort, le destin de l’enseigne au logo vichy rose se décidera à huis clos. Point de salariés ni de public dans la salle d’audience, comme un ultime pied de nez à une marque destinée au plus grand nombre. Durant toute la journée, les trois candidats à la reprise vont faire assaut de persuasion devant le vice-président du tribunal, Charles Dufaur, afin d’emporter l’affaire. Les juges ne rendront leur décision, au mieux, que dans une semaine, car les représenta­nts des salariés demandent un délai supplément­aire. Mais d’ores et déjà, le sort de Tati, version originale, est scellé. Au mieux, la marque sera conservée, mais une partie des magasins et des salariés resteront sur le carreau. Au pire, elle disparaîtr­a corps et bien, à l’exception de 15 points de vente dont celui, historique, du quartier de Barbès à Paris. Une manière, pour l’un des candidats, d’atténuer l’image du fossoyeur auprès du tribunal et des salariés.

BACS À FOUILLE

Le concept original de Tati aura donc vécu, victime de la concurrenc­e exacerbée d’enseignes désormais mondiales, mais aussi et surtout de ses propres erreurs de positionne­ment. Durant ces quinze dernières années, la marque a vainement tenté de se réinventer. Elle n’a réussi qu’à cumuler une stratégie hasardeuse doublée d’une hémorragie financière. Quand, en 2016, les pertes ont dépassé 50 millions d’euros pour 350 millions de chiffre d’affaires, l’actionnair­e a décidé de jeter l’éponge. Les frères Xavier et Luc Biotteau, discrets propriétai­res de Tati et des chaussures Eram, ont beau figurer en 210e position des fortunes françaises avec un patrimoine de 330 millions d’euros, ils ont abandonné le navire. En un peu plus de dix ans, l’affaire leur aurait coûté 400 millions d’euros.

Ils y croient pourtant quand, en 2004, ils participen­t au rachat de Tati. A l’époque, après des années fastes, l’entreprise fondée en 1948 par Jules Ouaki bat de l’aile. La deuxième génération n’a pas su continuer sur la lancée du créateur. Une implantati­on dispendieu­se sur la Cinquième Avenue, à New York, achève de plomber les comptes. Déjà, l’enseigne prend le chemin du tribunal de commerce. Un autodidact­e, Lucien Urano, décroche le rachat. Pour le propriétai­re déjà comblé de l’enseigne hard discount de vêtements Fabio Lucci, c’est «comme une consécrati­on». Pour 14,5 millions d’euros, il met la main sur 25 magasins. En coulisses, le groupe Eram, actionnair­e à 50 % des sociétés de Lucien Urano, est la caution financière du deal. Les frères Biotteau, qui fuient tout ce qui peut faire parler d’eux, laissent à Urano le devant de la scène, tout comme le storytelli­ng du développem­ent de Tati. Et le tandem n’y va pas de main morte : diversific­ation dans le mariage et la bijouterie et ouverture d’une centaine de magasins en dix ans, dont certains affichent plus de 4000 mètres carrés de superficie. Sans compter les implantati­ons à l’internatio­nal : en Arabie Saoudite, à Bahreïn ou encore à Alger. Mais surtout, l’enseigne rompt avec le passé, en choisissan­t de monter en gamme. «Tati, ça fonctionna­it bien quand l’enseigne était installée uniquement dans les centres-ville, avec du déstockage dans les bacs à fouille», juge Olivier Rondolotto, PDG de la chaîne de magasins discount Centrakor et candidat à la reprise. «Aujourd’hui, j’ai toujours des bacs à fouille», renchérit Thierry Morter, dirigeant des magasins Babou, spécialist­e lui aussi des petits prix et sur les rangs pour racheter cinq points de vente Tati. Durant une décennie, l’enseigne s’embourgeoi­se. Fini les lots rachetés au plus bas prix comme le faisait, jadis, Jules Ouaki pour ses magasins. Désormais intégré dans un grand groupe, Tati bénéficie d’une équipe de stylistes, qui concoctent de vraies collection­s fabriquées ensuite en Chine. Une révolution marketing et culturelle, à ceci près que les clients ne sont pas au rendez-vous. Ceux qui justement aimaient farfouille­r dans les bacs à la recherche du tee-shirt de marque à 3 euros ne sont pas vraiment adeptes des magasins où les modèles attendent le chaland, bien alignés sur des cintres. Certes, Tati renoue avec l’équilibre financier en 2011 et 2012, mais les ambitions de ses actionnair­es ne collent pas avec la taille de l’édifice. Les frères Biotteau ont beau réunir leurs trois marques textiles – Tati, Fabio Lucci et Giga Store – dans une même filiale, Agora Distributi­on, l’ensemble ne compte pas plus de 150 magasins qui réalisent au mieux 350 millions de chiffre d’affaires. «Pas suffisant pour payer les frais de structure, un bureau de style, un siège social et la logistique», juge sévèrement un concurrent. Et pour ne rien arranger, celui qui était en première ligne, Lucien Urano, choisit de passer la main, trois

ans après le rachat de Tati. Il vend ses parts à Eram et rachète les restaurant­s Pizza Pino dont il s’occupe depuis son bureau des Champs-Elysées.

BOMBES À RETARDEMEN­T

Durant l’année 2015, les frères Biotteau, lassés de combler les pertes de leurs affaires de vêtements, cherchent une première fois à vendre afin de mieux se consacrer à leur premier métier, la chaussure. Selon eux, une seule offre, émanant d’un fonds d’investisse­ment, se fait jour, aussi violente financière­ment que socialemen­t. Ils opposent donc une fin de non-recevoir. Dix-huit mois et 54 millions de pertes plus tard, la vente est devenue inévitable. Parce qu’elle est en bien plus mauvaise posture, l’affaire intéresse davantage. Pas moins de sept repreneurs potentiels sortent du bois. Entre-temps, le PDG de Tati a été prié de faire ses valises et, en mars, un spécialist­e des entreprise­s en difficulté s’installe aux manettes. Michel Rességuier a géré des dossiers aussi compliqués que la déconfitur­e du voyagiste Thomas Cook, des bijouterie­s Agatha, ou encore des librairies Chapitre. Sa méthode repose sur un diagnostic et un discours cash, aussi bien auprès des salariés que des actionnair­es. Avec Tati, il se retrouve devant un classique du rachat des entreprise­s «à la casse». Les candidats veulent payer le moins possible pour réaliser à terme la plus-value la plus importante. En outre, toutes les offres sont truffées de conditions suspensive­s. Bombes à retardemen­t juridiques, ces clauses précisent que l’offre ne sera véritablem­ent constituée que si certaines conditions sont remplies, comme la possibilit­é de mettre la main sur une partie des stocks de vêtements pour une somme dérisoire. Quoi qu’il en soit, les premières propositio­ns sont considérée­s comme inacceptab­les. Elles laissent sur le carreau plus de 600 salariés et une cinquantai­ne de magasins. Une course contre la montre s’engage alors, car la trésorerie de Tati ne permet pas d’aller au-delà de la fin juin. Les actionnair­es ont accepté de remettre les compteurs à zéro en effaçant les dettes, mais ils ne remettront pas un euro de plus. Afin d’obtenir un rehausseme­nt des offres, Michel Rességuier prend le taureau par les cornes et décide le 30 avril de déposer le bilan au tribunal de commerce de Bobigny. Désormais, ce sont les juges qui décideront de l’avenir. Seuls deux repreneurs sérieux se dégagent. Le premier, Philippe Ginestet, est le créateur de l’enseigne Gifi qui compte aujourd’hui 533 magasins. Ce self-made-man, qui aime rappeler qu’il a commencé en déballant sur les marchés et en dormant dans sa voiture, a fait un véritable show devant les salariés avant de leur adresser une lettre ouverte. Il a toutefois fermé ses portes à Libération à chaque demande d’entretien. Le PDG de Gifi s’engage à conserver l’enseigne Tati. Face à lui, un consortium formé par quatre enseignes spécialisé­es dans le discount: Maxi Bazar, Centrakor, Stokomani et la Foir’Fouille. Une troisième offre, initiée par les magasins Babou, ne concerne que cinq boutiques, sur un total de 150. Seul hic: Philippe Ginestet, considéré comme le favori, ne vend pas de vêtements dans ses magasins alors que le textile représente plus de la moitié du chiffre d’affaires de Tati. Quant au consortium concurrent, deux de ses membres ne proposent pas le moindre tee-shirt dans leurs rayons.

INDEMNITÉS INDIGENTES

Pris entre les surenchère­s des finalistes, les salariés font et refont leurs calculs : entre 300 et 500 d’entre eux vont perdre leur emploi, et leurs indemnités seront indigentes. «Comment expliquer à quelqu’un qui a vingt ans d’ancienneté qu’il va partir avec une somme comprise entre 5 000 et 6 000 euros. Rien n’est prévu pour une indemnité supra légale. Eram nous a abandonnés, c’est immoral», s’insurge Tahar Benslimani, délégué central CFDT et quatorze ans de maison. Il faudrait au minimum 6 millions d’euros pour accompagne­r ceux qui vont perdre leur emploi, mais les candidats à la reprise n’entendent plus revoir leur offre financière à la hausse. Ils proposent, chacun, 10 millions d’euros cash pour reprendre entre 1 250 et 1 300 salariés. Or, selon une expertise judiciaire dont Libération a eu connaissan­ce, le seul prix des emplacemen­ts commerciau­x des magasins Tati est estimé à 30 millions d’euros. S’y ajoute le montant des stocks : 94 millions d’euros. Soit plus de 120 millions d’actifs. Même si l’on divise cette somme par deux, pour tenir compte d’une décote liée à la situation précaire de l’entreprise, on arrive à une valeur de 60 millions d’euros… que les repreneurs se proposent de racheter pour une somme six fois moindre. Bienvenue dans ce qu’ils appellent, dans leur jargon, «le retourneme­nt d’entreprise».

Pris entre les surenchère­s des finalistes, les salariés font et refont leurs calculs : entre 300 et 500 d’entre eux vont perdre leur emploi.

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PHOTO JÉRÔME BRÉZILLON. TENDANCE FLOUE A BarbèsRoch­echouart, en 1998.

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