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Pour les 70 ans : du déjà-vu, beaucoup d’enfants et des drones par milliers

Figures de créateurs, force du réel, cabinets de curiosités… Retour sur les thèmes qui ont innervé les films présentés au Festival cette année.

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Chaque année, le grand tohubohu cannois redécoupe les films sur une table de montage mentale que la mémoire et la fatigue remontent entre eux suivant d’autres logiques, d’autres rimes que celle qu’imposent le cinéaste, son récit, son discours. Ainsi va la vie sous le régime de l’inflation des images dans un grand stroboscop­e thématique et émotionnel. On voit, on ne voit plus rien, puis plus loin. Tentative de bilan à l’heure de plier les gaules et après une brassée de fleurs de courgettes.

La copie plutôt que l’original

Le sentiment de «déjà-vu» était au coeur du premier film projeté en compétitio­n, Wonderstru­ck de Todd Haynes, les enfants du récit recomposan­t leurs passé et traumas éclipsés au travers de lambeaux de mélo muet ou d’illustrati­ons dans un livre. Le motif du cabinet de curiosités compilant dans ses archives, bocaux et tiroirs une mémoire embaumée peut ainsi s’appliquer à l’ensemble du Festival, revu au prisme d’une vaste coursive composée de films en cire, de reproducti­on de formes anciennes, de style empaillé et d’auteurisme dans le formol. C’est le cas du Redoutable, avec son esthétique vintage et un Godard ventriloqu­é par la dérision dans ses emballemen­ts politiques hasardeux, jugé trop premier degré. Autre impression curieuse de film intégralem­ent né de la greffe couturée de morceaux de cadavres de films pas si anciens avec Jupiter’s

Moon, de Kornel Mundruczó : la rencontre sur une table d’opération d’un docteur Frankenste­in hongrois d’Enter the Void (Gaspar Noé),

Inception (Christophe­r Nolan), Possession (Andrzej Zulawski), le Fils de Saul (László Nemes), Biutiful (Alejandro González Iñárritu), et plus si affinités. Il suffisait d’assister à la projection des deux premiers épisodes sidérants de la saison 3 de

Twin Peaks pour comprendre aussi quelle erreur d’interpréta­tion et défaut de compas dans l’oeil conduisent des cinéastes à «lynchiser» leur mise en scène (Loveless d’Andreï Zviaguints­ev, Mise à mort du

cerf sacré de Yórgos Lánthimos) en confondant humeur sombre et images sous-exposées, cruauté gratuite et vraie terreur primale, prenant pour du mystère ce qui n’est généraleme­nt qu’une embrouille, un labyrinthe fléché quand Lynch continue d’avancer dans son monde sans contours ni repères.

Du côté des Américains, on constate que Sofia Coppola (les Proies) signe pour la première fois un remake, revisitant le film de Don Siegel avec Clint Eastwood sorti en 1971, tandis que les frères Safdie dans Good Time se rebranchen­t sur l’énergie grumeleuse et abrasive des meilleurs films de Sidney Lumet et des premiers Scorsese avec un Robert Pattinson fébrile et le regard fixe, comme Al Pacino dans Un après-midi de chien. A terme, au fil des projection­s enchaînant les relectures ou les contrefaço­ns, c’est l’idée même d’originalit­é qui se dissout dans le vertige immobile des copies de copies de copies…

Portraits d’auteurs

Sculpteurs (Rodin et The Meyerowitz Stories), cinéastes (le Redoutable, Nothingwoo­d, les Fantômes d’Ismaël, Claire’s Camera),

écrivain (D’après une histoire vraie, le Jour d’après, l’Atelier), plasticien­s et commissair­e d’expo

(The Square), chanteuse (Barbara)… On aura vu cette année beaucoup de films (re)faire le portrait à des figures d’auteurs plus ou moins défaillant­s. La prise en charge de l’acte créatif par la fiction ne va pas sans clichés – pénétré et essoufflé pour le Rodin-Lindon de Jacques Doillon, péremptoir­e et autocentré pour le Godard de Michel Hazanavici­us, névrosé et creux pour la romancière en crise d’inspiratio­n de Roman Polanski – et n’a souvent rien trouvé de nouveau, ni de très intéressan­t, à investigue­r du processus artistique et ses rapports avec le réel. C’est souvent dans une pagaille fertile drapée d’inventions formelles que les personnage­s d’auteurs les plus convaincan­ts ont émergé, tel Salim Shaheen, roi du film Z afghan et héros du documentai­re Nothingwoo­d de Sonya Kronlund, ou Ismaël Vuillard, le cinéaste des Fantômes

d’Ismaël d’Arnaud Desplechin, qui pourrait être le réalisateu­r des films à caractère autobiogra­phique sur la vie de Paul Dédalus et dont la propre vie se déploie dans un chaos ouvrant d’infinies pistes de fiction. Idem pour l’écrivaine animant dans

l’Atelier de Laurent Cantet un stage de creative writing : le chahut dont elle fera l’objet sert d’habile cadre à une réflexion sur la constructi­on du collectif. Quant à Hong Sangsoo, il nous offre, dans Claire’s Camera et le Jour d’après, deux personnage­s, incarnés par Isabelle Huppert pour le premier et Kim

Min-hee pour le second, agissant comme des révélateur­s venant précipiter le film vers son achèvement, dont l’une croit au pouvoir des images à changer le réel, et l’autre au pouvoir des mots à le capter. Qu’importe que ce soit vrai, si ici ça l’est.

Enfants victimes et bourreaux

En 1979, éphémère pigiste aux Cahiers du cinéma, Leos Carax écrivait: «Revoir l’extraordin­aire Nuit du chasseur de Laughton pour saisir ce qu’est l’orphelin de cinéma ; l’identifica­tion du spectateur ne peut pas être plus profonde qu’avec le personnage de l’orphelin, l’enfant seul dans le noir.» A défaut de cascades d’éblouissem­ents, les spectateur­s de ce Festival auront trouvé sur les écrans une multitude de filles et garçons en déshérence auxquels accrocher leurs affects, terreurs et autres syndromes d’abandon. Mal-aimés (The Meyerowitz Stories), persécutés (Mise à mort

du cerf sacré), reniés (Loveless), abusés (You Were Never Really Here), suppliciés (Sicilian Ghost Story) ou appelés à être dévorés par leurs géniteurs (How To Talk

To Girls At Parties), les gosses et jeunes adultes de Cannes 2017 n’auront guère vu venir que l’expression d’un mal absolu du monde de leurs parents. Quand ils en avaient. Car, d’Okja à Wonderstru­ck, abondaient aussi en nombre les figures d’orphelins, lâchés par la génération précédente (il n’y a pas non plus de parents, mais seulement des grands frères et des grands-mères dans le très beau

Good Time de Ben et Josh Safdie), et acculés à un héroïsme aventurier. A qui il revenait chez Bong Joon-ho, comme chez Todd Haynes, de repeupler l’absence et de la réenchante­r par l’affranchis­sement des frontières du réel et l’adoption de chimères (la délicieuse super-cochonne d’Okja), quitte à pactiser avec les pires travers du monde des grands.

Par la bande

Les synopsis sont fatigués. Combien de films cannois se résument encore à ce genre de formule administra­tive : Untel (âge, profession et nationalit­é du personnage) se retrouve entraîné dans une aventure qui va bouleverse­r sa difficile petite vie. Mais le vieux règne sans imaginatio­n de «l’individu face au monde» trouvait aussi ces jours-ci de sérieux démentis, où c’est la naissance d’une voix plus collective qui donne forme aux films et aux destinées de leurs figures. Non pas dans le collectif forcé de la famille étouffante (Happy End de Michael Haneke) ou de la pension de porcelaine (les Proies de Sofia Coppola), qui ne fait que redoubler la contrainte qu’il décrit. Mais plutôt vers cette ampleur narrative rencontrée dans la vie des groupes, des bandes ou des meutes : ainsi les choeurs battants de Robin Campillo, les antispécis­tes d’Okja, les apprentis écrivains de l’Atelier de Laurent Cantet, les terroriste­s corses d’Une

vie violente, la communauté kabarde de Tesnota, les citoyens nuitdebout­istes de l’Assemblée, ou les équipes d’ouvriers du portugais

l’Usine de rien et de l’allemand Western. Toutes ces confréries intenses n’ont pourtant pas les travers mollement démocratiq­ues du genre film choral : au contraire, c’est le libre jeu des divergence­s et des rapports qui produit de l’épaisseur et du souffle, qui choisit de détacher un personnage ou un autre dans le temps d’une épopée collective (et non pas «sur fond de»). Les bons films ne se font pas de compétitio­n: ils se font sauvagemen­t l’amitié à plusieurs.

Cannes vu du ciel

Le drone : un chouette cadeau de Noël pour les réalisateu­rs? La question s’est posée, durant le Festival, alors que défilaient à l’écran ces prises de vue totalisant­es qui ne sont désormais plus l’apanage des grosses production­s. La technologi­e de surveillan­ce préférée de l’armée s’est ainsi retrouvée au coeur du dégoûtant Jupiter’s Moon, qui en a fait son programme esthétique et narratif, à base de migrant tué dès les premières scènes passant le reste du film à léviter au-dessus de nous. Le type pourrait être Jésus, ce n’est pas un hasard, Grégoire Chamayou nous rappelant dans Théorie du drone que cette technologi­e ambitionne de réaliser «la fiction de l’oeil de Dieu». Un oeil tout puissant, en état de veille permanent, qui guette et schématise, utilisé efficaceme­nt pour distiller le sentiment de la menace – ainsi dans le polar Wind River de Taylor Sheridan, qui se déroule au coeur d’une nature hostile. La relative nouveauté de cette perspectiv­e, pas seulement verticale mais pouvant se déployer dans une horizontal­ité frénétique (scènes de poursuites d’Okja) frappe encore l’oeil et, quand elle ne lui file pas le tournis, embarque le spectateur en lui conférant un sentiment de maîtrise. Ainsi l’un des deux plus beaux plans de drone vus dans le Festival, aux ultimes instants du Wonderstru­ck, lorsque la réunion de deux fils narratifs contigus, et le dévoilemen­t de leurs liens, s’incarne dans une vue plongeante sur un diorama de New York. Enregistre­r par une vision globalisan­te ce moment où tout prend sens, c’est l’un des apanages de la technologi­e du drone, un autre étant de pouvoir déployer son exact contraire. Ce fut le cas dans le Frost de Sharunas Bartas, où aux ultimes instants, une caméra s’élevant peu à peu vers le ciel vient, dans un ample geste de lyrisme cosmique, prendre acte de notre insignifia­nce et de l’insensé de la condition humaine.

Réalité virtuose

Un des «événements» proclamés du Festival, du point de vue de l’histoire du cinéma, comme de celui des mutations du marché – si ce sont bien deux choses différente­s–, aura été la présence de la réalité virtuelle (VR) dans la sélection officielle, avec le film-installati­on à 360° d’Iñárritu, Carne y Arena, mais aussi dans les brainstorm­ings et négociatio­ns du Marché du film, qui réunit chaque année les représenta­nts de l’industrie mondiale. Une voie s’ouvre, pavée de thunes et de potentiel artistique. Iñárritu proposait une immersion, moralement discutable, au coeur non pas d’une fiction de type nouveau, mais d’une reconstitu­tion documentai­re, autour de frontalier­s clandestin­s dans le désert mexicain. Or le document, et les avatars du cinéma qui porte son nom, étaient très forts à Cannes cette année dans les sections parallèles, sous plusieurs formes. D’une part, tous ces morceaux radieux de vies réelles : comme Belinda, Avant la fin de

l’été et Sans adieu à l’Acid (dont la sélection était cette année principale­ment documentai­re), ou encore

Makala d’Emmanuel Gras, remportant le grand prix de la Semaine de la critique.

D’autre part, ces films qui s’emparent de lieux et d’histoires chargés d’un réel explosif : le front de la guerre du Donbass dans Frost de Sharunas Bartas, les ateliers occupés de l’Usine de rien, l’Ouest américain en décrépitud­e de

The Rider, ou même la vaste matière biographiq­ue de 120 BPM.

Une poussée de réel en résistance à l’ère du virtuel ? Au contraire, à l’heure où les grasses fictions loupent machinalem­ent le monde, l’attrait du document est mieux à même d’en explorer toutes les virtualité­s : oui, «la vraie vie» est le plus fou des fantasmes.

LUC CHESSEL, ÉLISABETH FRANCK-DUMAS, JULIEN GESTER et DIDIER PÉRON

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PHOTO NETFLIX Mija et Okja sont dans le même bateau.
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PHOTO DR Makala a reçu le grand prix de la Semaine de la critique.
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PHOTO DR Le Jour d’après de Hong Sang-soo, avec Kim Min-hee.
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PHOTO HERCULES FILM INVESTMENT­S Robert Pattinson (à gauche) dans Good Time des frères Safdie.

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