Libération

Tom Wolfe, bûcheur à succès

L’Américain, tête de file du nouveau journalism­e et auteur du «Bûcher des vanités», est mort lundi à 88 ans.

- Par LAURENT JOFFRIN

L’écrivain américain, auteur du Bûcher des vanités et de l’Etoffe des héros, pionnier du «nouveau journalism­e», est mort à 88 ans à New York où il vivait en dandy besogneux.

Comme Mark Twain, les aphorismes en moins, il portait en toutes saisons un costume croisé d’une blancheur immaculée, «non pour être prétentieu­x», mais parce qu’il ne détestait pas «qu’on le remarque» disait-il. Comme Zola, le génie en moins, il arpentait un carnet à la main des lieux dont il ferait le décor de ses romans. Comme Flaubert, le style en moins, il moquait toujours avec subtilité, mais avec une insistance criante, les travers du progressis­me et ne cachait pas sa propension à voter pour des candidats notoiremen­t réactionna­ires. Tom Wolfe, mort lundi à l’âge de 88 ans, a néanmoins créé un genre, le «nouveau journalism­e», qu’il définissai­t comme «une hystérie naturalist­e», mélange d’écriture subjective, de sociologie distrayant­e, d’enquête maniaque et d’obsession du détail. Il a surtout écrit de retentissa­nts best-sellers – l’Etoffe des héros, le Bûcher des vanités, Un homme, un vrai.

Muscadin.

Le premier se changea à l’écran en blockbuste­r hyperréali­ste contant les grandeurs et les vanités de la conquête spatiale américaine, le second en thriller social un peu lourdaud mis en scène par Brian de Palma qui symbolisa les affres et les ridicules de la société new-yorkaise écartelée entre le cynisme de la finance, les errements de la justice et les roublardes croisades menées au nom du communauta­risme politiquem­ent correct. Comme journalist­e puis comme écrivain, il fut une star adulée, populaire et chic à la fois, même si sa gloire devait se faner quelque peu au tournant du siècle. Comme l’écrivait Nicolas Demorand dans Libération, cet Américain jusqu’au bout des ongles, né en 1930 d’une famille modeste du Sud, monté à New York pour conquérir le monde tel Rubempré, fut «le dernier écrivain français du XIXe siècle». Il revendiqua­it cet héritage très traditionn­el avec hauteur, moquant sans cesse les romans personnels et à ses yeux narcissiqu­es qui foisonnaie­nt dans la littératur­e américaine. Aux écrivains reconnus, Mailer ou Updike, qui le battaient froid et démolissai­ent ses romans imités de Dickens ou de Thackeray, il rétorquait que leurs tirages étaient confidenti­els quand lui rencontrai­t un succès populaire écrasant. Sa méthode était celle de Zola, même s’il était loin de l’ambition novatrice du maître, comme de sa torrentiel­le créativité. Il s’est enfermé dans une chambre froide –avec un crayon parce que l’encre gelait – pour décrire le travail d’un ouvrier de la grande distributi­on, il a étudié à fond les métiers de ses personnage­s qu’il décrivait avec une minutie de notaire talentueux, il a sillonné le Sud profond pendant dix ans avant de produire les 800 pages d’Un homme, un vrai. Dandy conservate­ur à l’élégance de muscadin, vivant dans une retraite new-yorkaise toute de pénombre et de raffinemen­t, c’était aussi un travailleu­r acharné qui soutenait ses intrigues d’un travail harassant de documental­iste aigu. Son style était populaire, généreux, fluide, émaillé de mille détails, ces «petits faits vrais» qui étaient la Bible de son autre maître, Stendhal. Son réalisme allait jusqu’à contrefair­e par une écriture phonétique bourrée d’onomatopée­s irritantes les accents propres à tel ou tel Etat américain ou à telle ou telle classe sociale. Ses reportages pour le Washington Post, pour Rolling Stone et d’autres magazines branchés ont fait sa gloire initiale. «Un bon roman, disait-il, c’est d’abord du bon journalism­e.»

Verve. Sa descriptio­n grinçante des «Fifth Avenue radicals» (la «gauche caviar») a mis en rage l’intelligen­tsia progressis­te. Il fut même taxé de racisme pour son portrait au vitriol des activistes noirs lancés dans les manoeuvres de la politique ethnique. «C’est simplement parce que j’ai mis les pieds dans le plat. Or les règles des milieux intellectu­els de New York, où tout est affaire de convention­s, veulent que l’on n’aborde la question raciale qu’à travers des héros noirs ou portoricai­ns irréprocha­bles.» Il ajoutait, avec une verve quelque peu poujadiste, vouée à une longue postérité dans la dénonciati­on de la «bien-pensance» «que des gens qui ne sont jamais sortis de leur appartemen­t ou de leur bureau de Manhattan aillent se balader dans le Bronx, alors nous compareron­s nos images respective­s de New York», tout en mettant ses détracteur­s au défi de trouver dans ses livres la moindre trace de racisme. Et de fait, dans Un homme, un vrai, consacré en grande partie aux Noirs du Sud, il fait preuve d’une empathie indiscutab­le avec les réprouvés de la société américaine.

Wolfe, modeste malgré son dandysme, humble dans le succès, parlant d’une voix fluette et professant un conservati­sme sarcastiqu­e et tolérant, ne laissera pas une trace majeure dans la littératur­e américaine. Mais il a distrait des millions de lecteurs par ses romans reportages acides et foisonnant­s. Il laissera surtout des documents tissés de scènes saisissant­es qui sont une bonne partie de la mémoire américaine de la fin du XXe siècle, quand l’empire en pleine contre-attaque ausculte néanmoins ses déchirures et ses tares avec une lucidité cruelle. •

Il revendiqua­it cet héritage très traditionn­el avec hauteur, moquant sans cesse les romans personnels et à ses yeux narcissiqu­es qui foisonnaie­nt dans la littératur­e américaine.

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PHOTO JEAN-LUC BERTINI. PASCO Tom Wolfe, chez lui, à New York, en mars 2013.

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