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Asako I & II A double penchant

Le film en deux mouvements de Ryusuke Hamaguchi retrace l’itinéraire sentimenta­l d’une jeune Japonaise à travers la figure du dédoubleme­nt.

- ÉLISABETH FRANCK-DUMAS et JULIEN GESTER

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EN COMPÉTITIO­N ASAKO I & II de Ryusuke Hamaguchi avec Masahiro Higashide, Erika Karata, Rio Yamashita… 1 h 59. Date de sortie non communiqué­e.

Que le verdict du jury samedi lui accorde ou non les honneurs qu’il mérite, il est probable que Ryusuke Hamaguchi conserve un joyeux souvenir de ce mois de mai qui l’aura révélé à la France comme l’un des auteurs les plus singuliers du cinéma japonais d’aujourd’hui –et il ne saurait y être tout à fait indifféren­t, lui qui cite Eric Rohmer et Jean Grémillon parmi les maîtres cinéastes qui lui sont les plus chers. Déjà auteur à 39 ans d’une demi-douzaine de longs métrages et documentai­res depuis 2007, dont plusieurs sécrétés par l’onde de choc post-Fukushima, c’est en l’espace de deux semaines seulement et de quelque sept heures de projection­s cumulées qu’il aura achevé de conquérir cette reconnaiss­ance un rien tardive. Depuis début mai, le public français a ainsi pu découvrir enfin son étude fleuve des alliances humaines contempora­ines, Senses (distribué ici en salles en trois tronçons, après avoir été découvert avec éblouissem­ent et primé en 2015 au festival de Locarno, sous le titre Happy Hour), tandis que le Festival de Cannes élisait sa dernière réalisatio­n,

Asako I & II, en prétendant surprise et très séduisant aux honneurs du palmarès officiel.

Le faux classicism­e de la mise en scène de Hamaguchi brille souvent par la clarté un rien précieuse de ses cadres et la netteté d’affects intranquil­les qui s’y précipiten­t, mais s’il est un art auquel le cinéaste excelle, démontrant dans chacun des films que l’on connaît désormais de lui une inventivit­é hors norme, c’est le découpage. L’éclat serein de Senses tenait pour beaucoup dans la façon dont ses cinq heures et quart de récit avivaient par des coupes et assemblage­s aussi limpides que déroutants le temps long offert à l’immersion dans les scènes ordinaires de la vie de quatre femmes –scènes de tablées, de promenades ou de lecture examinées à la faveur de durées ordinaires en rien, elles, pour en examiner, en forer et dépouiller, avec des trésors d’attention tant à la parole qu’à l’écoute ou la rumination, la complexité des rapports qui les sous-tendaient.

Eclosion. La narration autrement plus ramassée d’Asako – deux heures seulement ! – échafaude une tout autre économie de son récit, plus ondoyante et flexueusem­ent accordée aux états amoureux de son héroïne éponyme, des éclats fulgurants de l’éclosion de la passion impossible à l’enlisement trompeur, sans contour, dans la routine d’une histoire possible.

Asako I & II, dont le titre évoque moins un chapitrage que cette dualité d’appréhensi­ons de la temporalit­é des sentiments, s’ouvre sur une magnifique scène de rencontre. Baku (Masahiro Higashide), grand et mystérieux bellâtre, cueille Asako (Erika Karata), sage étudiante d’Osaka, au sortir d’une exposition photo. Sans un mot ou presque il l’embrasse, elle chavire, alors qu’autour d’eux le monde se met soudain au diapason – ralenti, claquement­s de pétards, fumées. L’amorce du film est consacrée à ce début de romance, vécue sur le mode lyrique et excessif des premières amours, chaque séquence portant alors l’empreinte de cette dramaturgi­e particuliè­re. Une soirée en boîte vire au duel amoureux, une balade à moto se termine en accident, figé dans une superbe plongée sur leurs corps sains et saufs, enlacés, puis hilares, qui pourrait être tirée des premiers travaux de Gregory Crewdson. Mais l’extravagan­t Baku disparaît sans laisser de trace, au désespoir d’Asako.

Maturité. Deux ans plus tard, la jeune femme travaille à Tokyo, dans un café-traiteur servant l’entreprise de saké où travaille Ryohei, séduisant salaryman, et par ailleurs saisissant sosie de Baku. Leur rencontre la remue intimement, la surprise et l’effroi passant sur le visage d’Erika Karata, et le film joue un long moment de ce trouble, que la comédienne maintient sur un fil, et qui est aussi le nôtre: les deux hommes sont-ils une seule et même personne? Asako ne suggérera pas de réponse avant que celle-ci ne se soit d’abord imposée à nous, et à son héroïne, qui trouve peu à peu dans la relation qu’elle vit avec Ryohei une maturité dont manquait son premier emballemen­t. C’est jusqu’à la

Tous ces moments qui contribuen­t à la sédimentat­ion d’un couple forment ici la matière de chorégraph­ies de groupe superbemen­t maîtrisées.

texture même du film, son rythme, qui changent alors, pour épouser la nature de cette deuxième liaison. Aux crépitatio­ns du début répondent des morceaux de bravoure plus alanguis et apaisés, qui s’inscrivent toujours dans un faisceau de relations sociales absorbant cette union au sein de la société : une scène de repas entre amis à Tokyo, un banquet non loin de Sendai où Asako et Ryohei se sont portés volontaire­s, tous ces moments qui contribuen­t à la sédimentat­ion d’un couple et forment ici la matière de chorégraph­ies de groupe superbemen­t maîtrisées, enlacées par la mise en scène, où les mouvements de caméra semblent indiquer aux uns et aux autres, à Asako particuliè­rement, la place qui leur revient au sein de la communauté. La bascule vers le second temps du récit s’opérera lors d’un tremblemen­t de terre que l’on devine être celui de 2010, et juste avant une représenta­tion du

Canard sauvage d’Ibsen, indice que la félicité familiale qui s’engage risque d’être menacée par les non-dits. On retrouvera les mêmes cinq ans plus tard, installés dans une paisible existence bourgeoise, et entourés de personnage­s dont la moindre parole n’a jamais rien de gratuit, le film regorgeant de très beaux personnage­s secondaire­s : dans la durée, un couple se dit aussi par les rapports qu’il a noués, les couches successive­s d’expérience­s et rencontres communes, et le choeur d’amis entourant successive­ment Asako déploie une vaste palette de sentiments qui confèrent un surcroît de nuances et de densité souterrain­es au récit. Fardeau. Au fond, s’opère dans Asako I & II quelque chose comme un renverseme­nt du geste du film précédent, dont toute l’entreprise consistait à examiner ce qui pouvait bien faire tenir des êtres ou des corps ensemble (dans une amitié, un couple, un plan) avant et après que l’évaporatio­n à mi-parcours de l’une des protagonis­tes n’ébranle tout le réseau de relations tissées autour d’elle. Ici, même si la trajectoir­e sentimenta­le d’Asako porte la blessure de la disparitio­n de Baku, c’est moins une opération de soustracti­on qui meut le récit qu’à l’inverse l’addition d’un corps en trop –ce fardeau mêlé de hantise et d’obsession des amours passées que se traîne l’héroïne comme autant de peaux mortes faisant écran à son regard sur les nouvelles expérience­s, les nouveaux hommes que rencontre son désir. Déjà très sensibleme­nt figurée par la communauté de traits de ses deux amants successifs, comme si le spectre du premier amour recouvrait de son masque le visage du nouvel amant, cette belle idée viendra s’incarner dans un retour à deux détentes de la figure enfuie, ressurgiss­ant pour parasiter d’abord son champ visuel puis son existence même, comme s’il fallait d’abord à l’héroïne, pour s’abandonner enfin entière au présent, se confronter et surmonter l’ingratitud­e de tout fantôme.

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PHOTO DR Baku et Asako, il est jamais trottoir pour s’aimer.

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