Libération

«Les Palestinie­ns ont peur d’être les grands oubliés»

La chercheuse Aude Signoles souligne la rupture symbolique du transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem.

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Aude Signoles, maître de conférence à l’IEP d’Aix-enProvence, associée à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (Iremam), spécialist­e de la question palestinie­nne, analyse le contexte de la «Marche pour le retour». Les nouvelles génération­s de Palestinie­ns sont-elles aussi sensibles à la Nakba (la catastroph­e de l’exode) de 1948? Que signifie-t-elle pour eux ?

La Nakba est un thème de mobilisati­on encore très fort qui permet d’éviter l’oubli. Ces nouvelles génération­s depuis 2000 refusent toutefois d’être figées dans une position de victimisat­ion avec l’image du réfugié qui tend la main à côté de son olivier arraché. Mais le sens politique de la Nakba qui fait qu’ils vivent encore dans des camps continue d’avoir un sens concret, en particulie­r à Gaza où 80 % de la population est descendant­e de réfugiés. Mais la nouvelle génération veut se présenter avec des capacités de rebondir et d’inventer. Les réfugiés qui revendique­nt le droit au retour sont en fait très pragmatiqu­es. Le sens des marches est de dire qu’il faut prendre en compte leur situation, y compris hors des territoire­s palestinie­ns. A Gaza, on est à la troisième ou quatrième génération de réfugiés et ils se sentent gazaouis. Ils revendique­nt peut-être un droit de visite dans leurs villes d’origine, des réparation­s financière­s et une reconnaiss­ance israélienn­e de leurs spoliation­s, mais ne réclament pas le droit de se réinstalle­r dans leurs terres de 1948.

Comment expliquer alors la mobilisati­on massive des habitants de Gaza lundi pour la Marche du retour ? L’idée de la marche a été lancée précisémen­t lors de l’annonce par Trump de sa décision du transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem. Elle a commencé fin mars et il était annoncé que les manifestat­ions continuera­ient jusqu’au déplacemen­t effectif de l’ambassade. Il n’y a pas eu de lien formalisé entre marche du retour et ambassade. Mais il est certain qu’avec l’arrivée de Trump et une nouvelle diplomatie américaine complèteme­nt alignée sur Israël, les Palestinie­ns ont peur d’être les grands oubliés. Déjà marginalis­és à cause des autres conflits de la région, notamment en Syrie, et par Daech, ils sont confrontés pour la toute première fois à une administra­tion américaine qui prend une décision contraire aux résolution­s de l’ONU. Même si auparavant les Américains soutenaien­t Israël, le transfert de l’ambassade à Jérusalem représente une véritable rupture symbolique. Alors que la tradition diplomatiq­ue des Etats-Unis depuis les années 1990 avec le processus de paix est de se poser en médiateurs. L’ONU ne peut pas prendre le relais à cause du refus d’Israël, il ne restait que les Etats-Unis. Pourquoi ce mouvement de protestati­on ne s’est-il pas développé en Cisjordani­e ?

Deux raisons principale­s. La marginalis­ation de la question palestinie­nne sur la scène internatio­nale touche plus les Gazaouis en raison du blocus qui leur est imposé. Il y a une vraie différence entre le gouverneme­nt de Ramallah, reconnu internatio­nalement et soutenu économique­ment, alors que Gaza est rejeté, autant le gouverneme­nt du Hamas que la population. La deuxième raison est interne. Malgré la suspension des négociatio­ns, Mahmoud Abbas veut garder le contrôle sur les Palestinie­ns de peur d’être accusé par Israël de terrorisme ou de refuser la paix. Il tient à ce que les population­s ne se rebellent pas contre Israël aussi par crainte de la suspension de l’aide au développem­ent. En outre, il sévit contre toute opposition. La population n’ose pas manifester, tant par peur des Israéliens que de l’Autorité qui peut les emprisonne­r.

L’initiative de «la Marche pour le retour» représente-t-elle un affranchis­sement de la société civile palestinie­nne par rapport aux formations politiques du Fatah comme du Hamas ?

La population ne marche pas contre les partis politiques, mais le mouvement à Gaza n’est absolument pas contrôlé par Hamas, contrairem­ent à la rhétorique israélienn­e. Il y a cette idée partagée par toute la société civile qu’il faut trouver des solutions en dehors des machines politiques des partis. L’idée qui progresse est que la solution des deux Etats n’est plus possible. Elle ne veut plus rien dire pour beaucoup. C’est un défi, mais il n’y a pas encore d’organisati­on politique prônant cela. Il y a des propositio­ns qui montent pour un seul Etat pour les deux peuples. La refondatio­n d’un nouveau projet politique pour le mouvement palestinie­n est en pleine maturation parmi les population­s qui ne sont pas divisées comme leurs gouverneme­nts à Gaza ou en Cisjordani­e. Recueilli par HALA KODMANI

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PHOTO IBRAHEEM ABU MUSTAFA. REUTERS Manifestan­ts palestinie­ns, mardi, à la frontière entre Gaza et Israël.
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