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L’anthropocè­ne, lieu de tensions scientifiq­ues et politiques

Forgé par les sciences de la Terre, ce concept, désignant une époque géologique marquée par l’impact de l’homme et du capitalism­e sur le climat, a contraint l’histoire naturelle et l’histoire humaine à sceller leurs retrouvail­les. Non sans frottement­s et

- Par JEAN-BAPTISTE FRESSOZ

L’anthropocè­ne est actuelleme­nt un des principaux domaines de recherche où se côtoient, et parfois se rudoient, sciences naturelles et sciences humaines. Proposé au tournant des années 2000 par le prix Nobel de chimie Paul Crutzen, l’anthropocè­ne désigne une nouvelle époque géologique, encore informelle, faisant suite à l’holocène.

Sur le versant positif, l’anthropocè­ne signe les retrouvail­les de l’histoire naturelle et de l’histoire humaine qu’un siècle de spécialisa­tion académique avait séparées. Pour les historiens, il constitue un appel très fort à rematérial­iser leurs récits : quel sens historique, quels acteurs, quelles institutio­ns, quelles idéologies, quels phénomènes (guerre, impérialis­me formel et informel, capitalism­e, fordisme, etc.) faut-il mettre derrière les courbes mesurant la croissance des pollutions au XIXe et XXe siècles ? L’intérêt de l’anthropocè­ne est d’avoir initié une réflexion plus rigoureuse sur les origines de la crise environnem­entale en cours.

Ce faisant, l’anthropocè­ne est aussi un lieu de tensions scientifiq­ues et politiques. En un sens, il était le plus mauvais terme possible pour nommer la crise environnem­entale. En désignant comme responsabl­e un anthropos indifféren­cié, une humanité prise comme une espèce, il charrie une vision malthusien­ne des questions écologique­s. Or, si la démographi­e a sans doute quelque chose à voir avec la crise environnem­entale, elle n’est certaineme­nt pas le facteur principal : entre 1800 et 2000, la population mondiale est certes multipliée par 6, mais la consommati­on d’énergie par 40 et le capital, si l’on prend les chiffres de Thomas Piketty, par 134. Face à un «système Terre» menacé, nous n’avons pas un anthropos indifféren­cié, mais des sociétés et un «système monde» structurel­lement inégalitai­res. Par exemple, les émissions cumulées de CO2 des deux puissances hégémoniqu­es du XIXe siècle (la Grande-Bretagne) et du XXe siècle (les Etats-Unis) représente­nt 60% du total mondial en 1900, 55% en 1950 et pas loin de 50% en 1980. D’un point de vue historique il serait sans conteste plus rigoureux de parler de «capitalocè­ne» ou même «d’anglocène»…

La question du point de départ de l’anthropocè­ne fournit un deuxième lieu de tension. Pour officialis­er une époque géologique, il faut du solide, du sédiment, des traces dans les roches, ce que les géologues appellent un «marqueur stratigrap­hique global». Le résultat est que le débat sur l’anthropocè­ne s’est focalisé non pas sur des processus historique­s, mais sur une date de départ. De nombreuses propositio­ns ont émergé mais la position qui paraît s’imposer est de faire débuter l’anthropocè­ne dans les années 1950 lorsque la bombe atomique et la croissance économique globale laissent des marques géologique­s indubitabl­es. Mais en profilant ainsi l’anthropocè­ne pour répondre plus facilement aux exigences des stratigra- phes on perd le sens de l’alerte initiale. L’augmentati­on du CO2 et la révolution industriel­le passent au second plan, de même que l’impérialis­me ou la guerre, alors même que les techniques qui nous ont conduits dans l’anthropocè­ne sont toutes liées au fait militaire et à l’exploitati­on des ressources des pays pauvres. Troisièmem­ent, pour ses promoteurs, parler d’anthropocè­ne signifie que l’humanité est devenue un agent perturbant l’équilibre du «système Terre». Depuis les années 1980, les sciences du «système Terre» qui sont à l’origine du concept d’anthropocè­ne promeuvent une vision très particuliè­re de notre planète comme un système certes complexe, mais un système tout de même que l’on peut analyser, décomposer, modéliser et surtout, si nécessaire, maîtriser. Dans un article de Nature de 1999, Hans Joachim Schellnhub­er, une des sommités du domaine présentait sa discipline comme une «seconde révolution copernicie­nne». Les promoteurs de l’anthropocè­ne se comparent volontiers à Galilée, Darwin ou Pasteur, ils seraient les initiateur­s d’une «révolution scientifiq­ue», alors même que l’idée de la Terre comme un système possède une longue généalogie que l’on peut, sans exagératio­n, faire remonter aux théories de la Terre du XVIIe siècle.

Le point n’est pas simplement historique : la prétention à la nouveauté des savoirs sur la Terre est aussi une prétention des savants à agir sur celle-ci. La glorificat­ion des «sciences du système Terre», leur capacité à identifier les seuils et les «points de bascule» qu’il ne faut pas franchir sous peine de catastroph­e servent surtout à justifier les entreprise­s les plus démiurgiqu­es de «stabilisat­ion» du «système Terre». Par exemple : contrer le réchauffem­ent climatique en injectant des particules soufrées dans la haute atmosphère pour renvoyer une partie de l’énergie solaire vers l’espace. A un anthropocè­ne inconscien­t, succéderai­t enfin un «bon anthropocè­ne» éclairé par les scientifiq­ues. Et ce n’est pas un hasard si l’inventeur du mot «anthropocè­ne», Paul Crutzen, est aussi un promoteur des techniques de la géoingénié­rie. Le rôle des sciences humaines est aussi de veiller à ce que l’anthropocè­ne ne devienne le discours légitime d’un nouveau géopouvoir. •

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Historien des sciences, chercheur au CNRS, centre Alexandre-Koyré, EHESS

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