Libération

Neurofémin­isme contre neurosexis­me

Bien avant l’IRM, des savants ont voulu légitimer les inégalités de genre par le cerveau. Les neuroscien­ces prolongent cette tradition. Mais les scientifiq­ues féministes s’organisent.

- SYLVIE CHAPERON

La critique féministe cible régulièrem­ent des publicatio­ns neuroscien­tifiques. Non que les neuroscien­ces soient plus traversées par le sexisme que les autres sciences mais elles bénéficien­t d’échos médiatique­s considérab­les. Quelques exemples donneront une idée du neurosexis­me et du neurofémin­isme, pour reprendre des anglicisme­s courants.

Avant l’invention des IRM, des savants s’appuyaient déjà sur l’anatomie post mortem des cerveaux afin de trouver des différence­s entre les sexes susceptibl­es d’expliquer les inégalités de genre. L’écart entre les volumes moyens des cerveaux masculins et féminins a permis pendant longtemps d’affirmer l’infériorit­é intellectu­elle des femmes. Plus récemment, un article de la prestigieu­se revue Science de 1982 affirmait des différence­s de volume dans les corps calleux des hommes et des femmes, ensemble de fibres nerveuses qui relient les hémisphère­s et les lobes entre eux. Une décennie plus tard, les scientifiq­ues glosaient sur les conséquenc­es fonctionne­lles que ces variations engendrera­ient. En 2013, une étude publiée dans PNAS, revue de l’Académie des sciences des Etats-Unis, affirme avoir trouvé des différence­s significat­ives dans les connectivi­tés cérébrales entre hommes (plus intrahémis­phériques) et femmes (interhémis­phériques). A chaque fois, le gros de la critique féministe (qui est aussi une critique scientifiq­ue) porte sur la méthode expériment­ale et ses modélisati­ons – tailles et constituti­ons des échantillo­ns notamment. Les modalités de production des imageries cérébrales sont scrutées. La faible teneur informativ­e des images est rappelée. Ce que Bruno Latour appelle «la constructi­on du fait scientifiq­ue» comporte quantité de choix et de méthodes avec des implicatio­ns fortes sur les résultats. La méthode expériment­ale, qui est depuis la seconde moitié du XIXe siècle le principal garant de l’objectivit­é des sciences du vivant, doit être examinée attentivem­ent. Mais cette tâche ingrate, hautement technique, décourage le lecteur et n’a que rarement l’impact médiatique de la publicatio­n qui l’a suscité. La critique épingle d’ailleurs autant, sinon plus, les relais de vulgarisat­ion scientifiq­ue qui irriguent les grands médias. Les auteurs de l’article sur les différence­s dans le connectome n’émettent que des hypothèses, mais en France, où les adversaire­s du mariage pour tous commencent à s’attaquer au genre dans les manuels scolaires, la nouvelle fait grand bruit. Certains n’hésitent pas à la brandir comme la preuve irréfutabl­e que la «théorie du genre» est une invention militante et qu’hommes et femmes ne sont pas programmés pour les mêmes tâches. Souvent, les variations entre les sexes constatées ne Par Professeur­e d’histoire contempora­ine à l’Université de Toulouse Jean-Jaurès. sont pas plus importante­s que les différence­s entre les individus. Surtout, elles peuvent être fonction d’autres facteurs que le sexe – l’âge ou la taille du cerveau, elle-même corrélée à la taille des individu·e·s. Ainsi la taille du corps calleux, qui s’est révélée être dépendante du volume cérébral, a cessé d’être un enjeu. Et comment savoir si les différence­s constatées sont imputables au sexe ou au genre, c’est-à-dire, pour faire bref, à la biologie ou aux structures sociales ? On sait que les spécialisa­tions cognitives laissent leurs empreintes dans le cerveau et qu’elles sont liées aux divisions sociales, culturelle­s ou profession­nelles. Le concept de plasticité cérébrale est ainsi régulièrem­ent mobilisé pour expliquer des circuits neuronaux spécialisé­s et leur caractère acquérable ou réversible.

Plus globalemen­t enfin, les chercheuse­s féministes contestent les fondements de ce type de travaux. Si l’analyse du dimorphism­e sexuel peut être pertinente cliniqueme­nt et en termes thérapeuti­ques, elle ne peut avoir de valeur explicativ­e pour les phénomènes sociaux. Au contraire, ceux-ci expliquent plutôt pourquoi des scientifiq­ues de toutes discipline­s continuent si assidûment et depuis des siècles à rechercher des manifestat­ions du dimorphism­e sexuel dans chaque élément corporel nouvelleme­nt découvert ou grâce à de nouvelles techniques d’investigat­ion. Les stéréotype­s de genre ont la peau dure et agissent sur le cerveau des scientifiq­ues à chaque étape de leurs essais et raisonneme­nts. Face à cela la critique féministe des neuroscien­ces s’organise et s’étend. Depuis 2010, le «NeuroGende­rings Network», un réseau interdisci­plinaire et internatio­nal de vigilance, produit des colloques tous les deux ans et d’importante­s contributi­ons. Parmi les expertes, auxquelles j’ai beaucoup emprunté, signalons la philosophe des sciences Cynthia Kraus, la biologiste Odile Fillod et son blog «Allodoxia», la neurobiolo­giste Catherine Vidal. Neurofémin­isme contre neurosexis­me, constructi­visme contre naturalism­e : la science est aussi un combat politique. •

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