Libération

LA MERVEILLEU­SE LÉGÈRETÉ DE L’ÊTRE

L’air du printemps, l’air de la rue et l’air des manifestat­ions, l’odeur du marqueur noir sur les banderoles poussent à vivre plutôt qu’à écouter un prof parler. Presque tous les lycées parisiens sont occupés, le soleil brille.

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Tous les matins, une fille de 16 ans comme toutes les autres, vêtue comme toutes les autres d’un jean frappé en velours vert ou bleu et d’une chemise nouée, descend la rue Soufflot, traverse le boulevard Saint-Michel jonché des débris des combats de la veille, respire l’odeur banale de brûlé et de gaz lacrymogèn­es, escalade un reste de barricade. C’est ici au Quartier latin que ça se passe et elle est là, parce que c’est son quartier, son boulevard, sa rue, depuis toujours, depuis seize ans, qui est son toujours. Ce matin, le 16 mai, elle descend la rue Monsieur-lePrince, comme tous les jours depuis six ans, c’est le chemin du lycée. Il est 7 h 45.

Depuis le soir de février, où elle a vu matraquer les étudiants qui défilaient sous une pluie froide pour le FNL, pour Hô-Chi-Minh et Che Guevara, Hô-Hô-Hô-Chi-Minh, TcheTche Guevara, elle ne confond plus FNL et FLN, elle en est fière, elle lit le Monde que vend à la criée d’une manière unique un habitué du quartier qui est devenu un ami. Elle lit le Nouvel Observateu­r, K.S. Karol, Jean Lacouture. Elle s’arrête rue des Fossés Saint-Jacques, à la librairie de la Vieille Taupe où des types à lunettes lui refilent des brochures sur l’autogestio­n; elle sait ce qui se passe à Berkeley, et ailleurs. Elle attend quelque chose, elle ne sait pas quoi. En mars, le quartier a commencé à vibrer. Au retour des vacances de Pâques, personne n’a repris les cours. Enfin presque personne. Des parents ont envoyé leurs enfants à la campagne, certaines élèves de terminale sont parties réviser leur bac en province, loin du bruit des sirènes de police et des slogans, loin des manifs. La vie s’est remplie d’assemblées générales. Elles se tiennent dans la salle de permanence, tout de suite à droite en entrant. Ou, le plus souvent dans la cour, quand il ne pleut pas.

Quel temps fait-il, ce 16 mai ? Dans mon souvenir, il fait beau, beau et chaud. Mais la mémoire météorolog­ique est mensongère comme les autres mémoires. En descendant vers le lycée, en réfléchiss­ant à cette AG décisive qui va avoir lieu tout à l’heure pour décider d’occuper de jour et de nuit, elle repense à la journée de la veille. Dès qu’elle a appris l’occupation de l’Odéon, elle est accourue, comme tous les badauds et tous les militants, tous les voisins et tous les curieux. Elle va aux manifs, elle rôde dans la Sorbonne occupée, elle crie et elle court, et elle reprend son souffle, elle cherche et elle attend, elle ne sait pas très bien quoi, c’est comme tout le monde, c’est comme ça. L’air est spécial, l’air de la rue et l’air des manifs, l’air du printemps, l’air de l’aventure. L’air léger et frais pousse à vivre et à croire. Et à ne rien prendre au sérieux, sinon l’immense joie de secouer d’invisibles chaînes, et de parler à tout le monde. La merveilleu­se légèreté de l’être.

GARDEZ VOS PETITS CHEFS CHEZ VOUS

A l’Odéon, il y a foule, et une scène et un micro. Quelqu’un parle de la société du spectacle, quelqu’un se moque de l’orateur, de son ton pompeux. Elle s’est avancée, elle s’est fait un chemin. Prendre la parole. Ses jambes tremblent, et ses mains, comme au moment des charges de CRS, d’une certaine façon. «Chasse le flic de ta tête», lui a dit un type il y a quelques jours à Denfert-Rochereau et depuis elle essaie de comprendre ce que cela signifie. Cela veut dire y aller. Oser. Sortir de l’ombre, dire. Cela veut dire ne pas avoir peur. Elle suppose. Elle est montée à la tribune et elle a dit: «Au lycée, on occupe, on ne veut plus de cette manière d’étudier.» Elle cite l’abbaye de Thélème, le regrette instantané­ment, elle dit: «on s’est organisées». Elle ne dit pas qu’elles ont refusé le soutien paternalis­te des garçons d’à côté. Non pas qu’elles n’aient pas eu envie de voir des garçons au lycée, de tomber amoureuses, au contraire. Peut-être d’autres garçons. Ceux-là, les militants du noble lycée Henri-IV, les vaillants samouraïs du lycée Louis-le-Grand, on se demande encore pour qui ils se prennent, merci, pas besoin de vos leçons, gardez vos petits chefs chez vous.

Leurs petites amies sont parties avec eux, on est restées entre nous. Elle n’a pas dit l’émotion d’inventer les banderoles les plus belles. L’odeur du marqueur noir, les grandes lettres sur les draps. Elle n’a pas dit «on a un service d’ordre de filles». Elle n’a pas dit «on étudie la révolution de 48, c’est notre préférée». Personne n’écoutait, et puis elle voyait très bien que ce n’était pas assez flamboyant. Trop calme, trop artisanal. Pas assez ouvrier. Pas assez violent. Pas spectacula­ire. Des

filles. Pas bagarreuse­s. Des petites bourgeoise­s apolitique­s. Des filles pour qui la révolution c’est : «à bas le cours magistral, vive les exposés!»

Elle n’a pas dit le plus important, comment le 3 mai, une manifestat­ion l’avait détournée de son rendez-vous chez le psychiatre censé maintenir son âme hors de l’eau boueuse du chagrin. Comment soudain l’air était différent, plus aérien, plus léger, lumineux, et les feuilles plus vertes, et caetera. La légèreté, la merveilleu­se légèreté de l’être. Une foule de filles et de garçons marchant dans la même direction et chantant les mêmes chansons, scandant le même slogan,

«libérez nos camarades», l’ont détournée à jamais, des interféren­ces, de la cinématiqu­e, des ondes en tout genre, de l’effet Doppler et du calcul intégral.

LA JONCTION DES LYCÉENNES ET DES EMPLOYÉS DES PUF

S’asseoir pour écouter un prof parler lui semble depuis ce jour impossible à penser. Quelqu’un d’autre parlait déjà, et personne n’écoutait. Quand elle arrive au lycée, l’assemblée générale commence. C’est rôdé. L’ordre du jour. Organiser le tour des classes, faire débrayer les récalcitra­ntes. Dire ce qui se passe dans le pays. Elle monte sur une table et raconte l’Odéon mais aussi les usines Renault, et le mouvement breton. Quand Renault éternue, dit quelqu’un, la France s’enrhume. Cléon, et Flins. Atchoum, rigole une fille. Cléon et Flins et Billancour­t. Des noms devenus familiers. Presque tous les lycées parisiens sont occupés. Mettre sur pied de nouvelles commission­s, étudier les autres systèmes d’éducation. Ça s’agite dans le hall. Deux lycéennes disent que les PUF se sont mises en grève. Applaudiss­ements. Le soleil brille. En mai, cette année-là, il faisait toujours beau et chaud. On sort les banderoles «lycée en grève, solidarité», on part en cortège vers le boulevard saint-Michel. «So-so-sosolidari­té.» Le 16 mai 1968, nous avons organisé la jonction des lycéennes et des employés des PUF. Commencé des amitiés, et organisé des collectes dans tout le quartier. Du moins est-ce ainsi dans mon souvenir. Toutes unies. Pour un monde meilleur. Jeudi, le 17 mai vu par Danièle Sallenave

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 ??  ?? Depuis les Filles, paru en 1987, Geneviève Brisac a publié 17 romans mais aussi écrit de nombreux titres de littératur­e jeunesse dans le cadre de L’école des loisirs. Dernier ouvrage paru : LE CHAGRIN D’AIMER Grasset, 2018.
Depuis les Filles, paru en 1987, Geneviève Brisac a publié 17 romans mais aussi écrit de nombreux titres de littératur­e jeunesse dans le cadre de L’école des loisirs. Dernier ouvrage paru : LE CHAGRIN D’AIMER Grasset, 2018.
 ?? PHOTO GÉRARD AIMÉ. GAMMARAPHO. ?? Le théâtre de l’Odéon occupé, le 15 mai 1968. Le photograph­e Gérard Aimé est décédé le 11 mai 2018. Etudiant en 1965 à Nanterre, membre des Jeunesses communiste­s révolution­naires en 1968, il fut un témoin des événements de Mai 68. Nous publierons toute...
PHOTO GÉRARD AIMÉ. GAMMARAPHO. Le théâtre de l’Odéon occupé, le 15 mai 1968. Le photograph­e Gérard Aimé est décédé le 11 mai 2018. Etudiant en 1965 à Nanterre, membre des Jeunesses communiste­s révolution­naires en 1968, il fut un témoin des événements de Mai 68. Nous publierons toute...

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