Libération

Mai 68 vu par Alice Zeniter

De Gaulle rentre de Roumanie, Pompidou l’accueille à la nuit tombée dans un aéroport vide où les avions sont cloués au sol. Une conversati­on étrange où flottent les ombres de Monica Vitti, d’Alain Madelin et du Soldat inconnu.

- ALICE ZENITER Samedi, le 19 mai vu par Chantal Thomas.

18 mai 1968. Loin du Quartier latin en ébullition, loin de Cannes qui s’embrase, Georges Pompidou réceptionn­e Charles de Gaulle au retour de Bucarest dans un Orly désert. La romancière raconte.

Il rentre dans la soirée, ce samedi-là : il est 22h30 quand son avion atterrit. Il devait ne quitter la Roumanie que le dimanche matin mais finalement, le voilà. Son grand corps vieilli, long de presque deux mètres, doit lui faire un mal de chien au sortir du vol BucarestPa­ris. Il est loin le temps où il pouvait multiplier les allers-retours entre Londres et l’Afrique du Nord. Il va avoir 78 ans, il est né au siècle dernier, en 1890, et cette date, sûrement, paraît si poussiéreu­se aux jeunes enragés du Quartier latin. Est-ce qu’il est hagard comme quelqu’un que l’on a tiré trop tôt du sommeil, ou est-ce qu’il est furieux d’avoir eu à écourter son voyage ? Le lendemain, il aura les mots lapidaires qu’on lui connaît sur la «chienlit», ce qui pousserait à opter pour la seconde solution. Mais il attendra près d’une semaine pour donner une allocution à la télévision et il n’y dira que des platitudes, proposera des solutions dépassées, reconnaiss­ant lui-même sitôt l’exercice terminé qu’il a «mis à côté». Il est possible qu’il ne comprenne rien à ce qui se passe et qu’il soit rentré sans savoir ce qu’il fera de ces quelques heures gagnées sur son emploi du temps initial.

SUR LE TARMAC

L’aéroport, désert, paraît immense dans la lumière bleue de ce début de nuit – je suppose qu’il est désert puisque la France compte désormais plusieurs millions de grévistes, leur nombre double de jour en jour et ils sont à la fois comme la mer étale qui semble arrêter le temps et la marée montante qui avale la plage mètre par mètre et la remodèle. Un article du Figaro du 20 mai 1968 liste les moyens de transport à l’arrêt et précise que «les avions sont au sol». Ils sont peut-être tous rangés-là, sur le tarmac, comme un troupeau qui s’endort, leurs nez blancs soigneusem­ent alignés, et visibles par le Général qui descend du seul de ces animaux encore en mouvement, vrombissan­t et clignotant sur la piste. Je sais pourtant que, malgré l’absence des travailleu­rs, l’aéroport n’est pas totalement désert : il compte au moins la présence de Georges Pompidou et de quelques ministres qui rejoignent le président de la République dès son atterrissa­ge pour évoquer brièvement avec lui la situation avant la réunion formelle du dimanche matin à l’Elysée. Un petit groupe d’hommes conciliabu­lent donc dans un hall ou un couloir d’Orly. Le général de Gaulle n’est absent que depuis le 14 mai mais son départ semble curieuseme­nt lointain. Ses ministres récapitule­nt. Ils lui font peut-être la liste de tous les lieux qui ont été occupés depuis son départ, mêlant dans un débit haché les usines et les université­s, précisant sans doute que rien n’est figé, que les occupation­s commencent et se terminent, qu’elles se déplacent, qu’on peine parfois à savoir qui est qui, qui est où et au nom de quoi. Peut-être que quelqu’un informe le président de la République que le Festival de Cannes, ce jour-là, a connu un bordel sans nom, sous l’impulsion notamment de Truffaut, Malle et Godard qui veulent qu’on l’arrête, cet événement mondain, quand d’autres cinéastes, comme Polanski, plaident pour qu’il continue mais sans compétitio­n.

Dernier ouvrage paru : L’ART DE PERDRE Flammarion, 2017.

Je ne sais pas si ça intéresse Charles de Gaulle de savoir que Truffaut a été ceinturé, que Godard, après avoir été giflé, a hurlé : «Je vous parle solidarité avec les étudiants et les ouvriers et vous me parlez travelling et gros plan. Vous êtes des cons !», qu’on a dû évacuer la salle et cesser les projection­s pour la journée. Le Président n’est sûrement pas revenu de Bucarest pour entendre parler de la démission des membres du jury, dont Monica Vitti – quand bien même, en regardant les photos de l’actrice à l’époque, j’aimerais croire qu’un instant la pensée de son beau visage aux paupières fatiguées, aux lèvres pleines, entrouvert­es sur une cigarette ou un rire, au nez légèrement busqué que brunit le soleil de Cannes, la pensée de son décolleté improbable sur les affiches de film où on la voit brandir un pistolet ont pu flotter un instant sur cette conversati­on hâtée, secrète, et faire brièvement perdre le fil à ce petit groupe d’hommes qui chuchotent, pardon, vous disiez Georges ? Je vous parlais du port de Rouen. Ah oui ! pardon. Mais je vous en prie.

«CASSER DU BOLCHO»

Ils ne vont pas passer la nuit dans cet aéroport silencieux. Ils doivent bien se mettre en mouvement, à un moment ou un autre. Et peut-être qu’en montant dans une voiture noire – suffisamme­nt grande pour ne pas avoir à scinder le groupe –, Pompidou raconte au Président que sur la place de l’Etoile, en début de soirée, environ 2000 jeunes gens se sont réunis à l’invitation de plusieurs organisati­ons de droite et d’extrême droite. Ils ont marché vers la place de la Concorde, presque dans le calme, mais pas tout à fait, et il est à craindre que les violences empirent dans les jours à venir puisque certains de ces jeunes gens, notamment les membres d’Occident, n’ont jamais caché leurs intentions de «casser du bolcho». Et je suppose qu’il est un peu gêné Pompidou, s’il évoque Occident, qu’il ne sait pas sur quel pied danser parce que le mouvement est scindé : les membres d’Occident se demandent à qui ils ont le plus envie de faire mal, au gouverneme­nt honni ou aux gauchistes exécrés, et certes le jeune Alain Madelin a appelé à rallier la droite gaulliste, mais il est loin d’être suivi par tous et de toute manière – doit se demander Pompidou– est-ce qu’Occident n’est pas un ami des plus gênants avec ses appels à «l’éliminatio­n physique» des communiste­s ou sa fâcheuse propension à laisser des étudiants dans le coma lorsqu’il déboule sur les campus ? Parce que j’imagine qu’il sait, lui, le Premier ministre, que l’année passée une douzaine de dirigeants du mouvement a été condamnée pour «violence et voies de fait avec armes et préméditat­ion» après une descente à l’université de Rouen. Peut-être même qu’il connaît les noms des inculpés mais il ne peut sûrement pas imaginer leur avenir politique, des carrières longues et riches qui finiront par ramener certains, par détours minuscules et successifs, dans le giron de l’ancien parti gaulliste: Gérard Longuet, Alain Robert, Patrick Devedjian… Dans mes recherches, je ne trouve pas grand-chose sur le rassemblem­ent très droitier du 18 mai, sous l’Arc de triomphe. Pourtant, je veux penser que les hommes réunis à Orly ce soir-là en ont parlé au général de Gaulle et que, ce faisant, ils ont évoqué la place de l’Etoile,

cette même place qui, dix jours plus tôt, le 7 mai au soir, a vu débouler, drapeaux rouge et noir au poing, un cortège d’étudiants arrivé de Denfert-Rochereau et qui chantait l’Internatio­nale à côté de la flamme du Soldat inconnu. Cette place qui, deux semaines plus tard, verra défiler un million de manifestan­ts (je ne me lancerai pas ici dans une étude des différents décomptes, la guerre des nombres lors des manifestat­ions est trop connue et elle n’est pas terminée) qui remonteron­t presque silencieus­ement les Champs-Elysées depuis la Concorde pour venir chanter, cette fois,

la Marseillai­se et réparer par cette cérémonie purificatr­ice l’affront du 7 mai. Cette même place, enfin, qui s’appellera à partir de novembre 1970 la place Charles-de-Gaulle parce que Charles de Gaulle sera mort et qu’il faudra lui rendre hommage et qu’on lui dédiera cette place-là, sans parvenir pourtant à faire oublier son ancien nom.

 ??  ?? Née en 1986, Alice Zeniter est romancière et dramaturge. Elle a publié cinq romans depuis 2003 mais collection­né davantage de prix, avec quatorze distinctio­ns, dont six pour l’Art de perdre.
Née en 1986, Alice Zeniter est romancière et dramaturge. Elle a publié cinq romans depuis 2003 mais collection­né davantage de prix, avec quatorze distinctio­ns, dont six pour l’Art de perdre.
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PHOTO GÉRARD AIMÉ. KEYSTONE. GAMMA-RAPHO Le photograph­e Gérard Aimé est mort le 11 mai 2018. Etudiant en 1965 à Nanterre, membre des Jeunesses communiste­s révolution­naires, il fut un témoin des événements de Mai 68. Nous publierons toute cette semaine ses images. Fondateur, avec Serge July,...

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