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«Burning» Lee Changdong, le feu sacré

Et aussi Les critiques : «In n My Room» d’Ulrich Köhler, «les Morts et les Autres» de Joao Salaviza et Renée Nader Messora, «Dogman» de Matteo Garrone… Nos n chroniques Le portrait de n Terry Gilliam

- ÉLISABETH FRANCK-DUMAS et DIDIER PÉRON

BURNING

de Lee Chang-dong avec Yoo Ah-in, Steven Yeun… 2 h 28. En salles le 29 août.

Al’avant-dernier soir de la compète et à une heure déjà bien avancée de la nuit, la perspectiv­e de prendre place pour un film de Lee Chang-dong affichant deux heures trente au compteur avait quelque chose de la quête désespérée du saint graal. Qu’il nous achève, pensaient peut-être les spectateur­s de la salle Bazin clairsemée, gavés de films excessivem­ent bien fichus (voire tout simplement mal fichus) avalés pendant les dix derniers jours. Ou qu’il nous sorte de là ! Le gavage et l’impression de trop-plein auraient pu jouer contre lui, mais le geste du Coréen a semblé, en regard des films vus jusqu’alors, d’autant plus limpide et magistral, offrant, sous les atours trompeurs du thriller haletant, le récit saisissant d’un questionne­ment existentie­l.

Burning attise une combustion lente, son mystère diffusant ses lumières obliques dans l’esprit des spectateur­s pour continuer de s’y répandre longtemps après la projection achevée. La petite armée dans la salle vide a-t-elle rêvé, cette nuit-là, d’un immense incendie silencieux venu occuper la totalité de leur espace mental ? On le parierait, tant restent présents à l’esprit son récit lacunaire et hanté, ses compositio­ns fluides et sans esbroufe.

Un jeune homme un peu gauche, Jongsu (Yoo Ah-in), qui s’occupe de la ferme de son père à Paju, retrouve une femme fantasque qu’il a connue dans son enfance, Haemi (Jun Jong-seo). Il en tombe amoureux, mais Haemi lui est ravie par Ben (Steven Yeun), sorte de crypto-Gatsby au visage lisse roulant en Porsche à Gangnam. S’installe entre eux un rapport de rivalité inquiétant, habité en sourdine par la violence sociale. Puis Haemi disparaît, et Jongsu se lance à sa poursuite.

«Upper class». Le film met en place ce trio en nous faisant entrer au coeur d’une scène inaugurale d’apparence banale mais où l’on ne comprend rien, dans une rue totalement rendue à l’agitation marchande. Deux hôtesses en short sont lancées dans une animation publicitai­re, hurlent des slogans et agitent des prospectus (pour vendre quoi, mystère).

Burning aura beau dérouler ensuite deux heures trente bien plus feutrées, succession de scènes saisies dans un suspens magnifique, donnant l’impression d’avoir été tournées en silence dans la campagne coréenne au crépuscule ou dans le vide d’un grand appartemen­t chic, l’effet restera le même : quelque chose échappe et manque à notre regard. Il s’agit d’un chat qu’il faut nourrir mais qu’on ne voit jamais, de serres dont le plastique reste désespérém­ent opaque, d’argent gagné on ne sait comment dans le magma fumeux du capitalism­e contempora­in.

Comme les spectateur­s à l’affût d’indices, Jongsu, l’air vaguement hébété, passe son temps à courir après des preuves (d’un incendie, d’une disparitio­n) qui se dérobent, tout à sa croyance que le monde a un sens dont il faudrait décrypter les codes avant de pouvoir pleinement s’y lancer. Et le comédien, Yoo Ah-in, excelle à faire de son visage une illisible surface à projection­s trompeuses. Ben, à l’inverse, en maîtrise la conduite upper class avec une nonchalanc­e blasée et antipathiq­ue, allant jusqu’à révéler qu’il brûle des serres pour passer son temps et se calmer les nerfs. Le film joue de l’inégal attrait des deux personnage­s, nous rangeant immédiatem­ent du côté de Jongsu : il est cet attachant jeune loser écrasé par l’arrogance de Ben, qui le pille du peu qu’il a (copine, lectures) alors que lui-même a déjà tout.

La question de l’écriture est omniprésen­te tout au long du film, puisque Jongsu se présente comme un écrivain en devenir même si nous ne le verrons qu’à deux reprises devant son clavier d’ordinateur, la première fois pour rédiger une pétition en soutien à son père, la seconde restant mystérieus­e puisqu’elle fait presque office de fausse fin, comme si le personnage n’en pouvant plus de ne pas retrouver la disparue, décidait qu’il n’avait d’autre recours que de la rejoindre par l’écriture dans le récit pressant d’une dépossessi­on, d’un abandon. Le personnage paraît d’autant plus s’enfoncer dans la confusion qu’il espère que la logique cumulative des sensations et expérience­s dont le sens profond lui échappe va finir par le porter miraculeus­ement vers l’échéance du premier mot qui, bien entendu, pourrait aussi être le dernier.

«Démangeais­on». Lee Chang-dong a été romancier avant de devenir cinéaste, mais sa mise en scène a gardé le style souverain de la phrase se déployant dans les méandres complexes où il n’est plus possible de faire la part entre la descriptio­n et la digression, le littéral et la métaphore, tels l’envers et le revers tournoyant d’un anneau de Moebius. «Si on attend assez longtemps, il arrive un moment où la peur cesse de se traduire par une souffrance intolérabl­e et se réduit à une espèce d’horrible et scandaleus­e démangeais­on comme après une profonde brûlure», écrit

Faulkner dans Si je t’oublie, Jérusalem, et un livre de l’écrivain américain figure dans une scène, enjeu de rivalité vampirique entre Jongsu et Ben. Le brasier dans lequel Jongsu se souvient avoir jeté les vêtements de sa mère qui a quitté la maison, ne supportant plus les bouffées de violence de son père,

et l’étrange menace de Ben qui lui assure qu’il va bientôt mettre le feu à une des serres des environs, la brûlure du soleil qui découpe l’oeil fixé sur le reflet d’une tour (et dont Jongsu fait un punctum érotique aberrant), le brandon de discorde sous-jacent, explosif, des frustratio­ns et non-dits, tout cela propage en effet la «scandaleus­e démangeais­on» de l’insupporta­ble existence.

Longueur d’ondes. Le pouvoir absolument magnétique de Burning tient à cette incroyable intensité avec laquelle Lee Changdong organise et filme des moments apparemmen­t banals ou anodins – conversati­ons de café entre un couple, des amis fumant un joint en regardant le soleil se coucher sur la campagne, etc. – comme l’anticipati­on d’un drame, ou l’apprentiss­age d’un rituel propitiato­ire à la mise à mort par asphyxie lente. Comme «une cellule dont on retirerait l’air petit à petit», selon la formule de Murakami, dans la nouvelle librement adaptée «les Granges brûlées» à la naissance de ce scénario. Les membres du jury seront-ils réglés sur notre longueur d’ondes d’enthousias­me transi, accordant à ce maître discret la palme d’or qu’il mérite pour ce film et pour les deux chefs-d’oeuvre qui l’ont précédé, Secret

Sunshine (prix d’interpréta­tion féminine en 2007) et Poetry (prix du scénario en 2010)? On ne déteste pas l’idée de brûler toutes sortes de tentes en plastique, affiches et accréditat­ions si notre souhait venait à être inutilemen­t contrarié…

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Burning de Lee Changdong. PHOTO PINEHOUSEF­ILM

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