Libération

LA GRANDE EXTINCTION

ALOUETTES, LAPINS, CHAUVES-SOURIS…

- Par AUDE MASSIOT et CORALIE SCHAUB

Partout en France, la faune et la flore du quotidien disparaiss­ent à une vitesse affolante, victimes des pesticides et de l’urbanisati­on. Pour tenter d’enrayer la catastroph­e, Nicolas Hulot présente ce vendredi son plan biodiversi­té. Trop tard ?

Ce sont de petits signes, auxquels on ne prête pas attention, et qui deviennent de plus en plus flagrants. Les pare-brise propres après un voyage en voiture alors qu’il y a une quinzaine d’années ils étaient maculés d’insectes écrasés. Les printemps de plus en plus silencieux, les alouettes, moineaux, perdrix ou hirondelle­s qu’on ne voit plus qu’occasionne­llement. Les hérissons, grenouille­s, libellules ou vers de terre qui se font rares. Le coquelicot qui n’égaye plus les blés, et qu’on doit réintrodui­re, l’immortelle des sables ou la violette de Rouen qui tirent leur révérence. C’est arrivé près de chez vous, ici et maintenant. «Globalemen­t, 30 % des espèces sur le territoire français sont menacées, assure Sébastien Moncorps, directeur du comité français de l’Union internatio­nale pour la conservati­on de la nature. Cette situation est symbolique de ce qui se passe dans le monde.» La biodiversi­té du quotidien disparaît sous nos yeux, à une vitesse vertigineu­se.

UN ENJEU MAL COMPRIS

Fin mars, des chercheurs du Muséum d’histoire naturelle et du CNRS lancent l’alerte: dans nos campagnes, les population­s d’oiseaux communs ont chuté d’un tiers en quinze ans. Quelques mois après, une étude allemande pointe la disparitio­n, en trente ans, de près de 80 % des insectes volants en Europe. Il ne s’agit plus d’un ours polaire par-ci ou d’une espèce exotique de papillon par-là, mais de la faune, de la flore et des écosystème­s qui nous entourent. Et dont l’humain dépend pour respirer, manger, boire, se soigner, s’abriter, se vêtir, obtenir énergie et matières premières, protéger les littoraux, stocker le carbone, etc. Autant de «services écologique­s» gratuits et irremplaça­bles.

Le bon fonctionne­ment de la biodiversi­té est vital pour l’humanité. Autant que le climat, les deux étant interdépen­dants. C’est le message qu’essayera de faire passer Nicolas Hulot, vendredi à Marseille, en présentant les grands axes de son plan biodiversi­té (lire page 5). Le ministre de la Transition écologique et solidaire devra déployer toute sa force de conviction pour secouer les conscience­s, jusqu’en haut lieu. L’enjeu est mal compris, donc négligé. Le concept de «biodiversi­té», complexe, n’est apparu que dans les années 80. Il désigne le tissu vivant de la planète, soit l’ensemble des milieux naturels (océans, prairies, forêts, mares…) et des espèces (y compris Homo sapiens), mais aussi les interactio­ns entre les organismes vivants et leur milieu. Comment l’Homme a-t-il réussi à dérégler ces symbioses? Comment autant d’espèces aux morphologi­es si différente­s, vivant dans des milieux si divers, peuvent-elles être touchées par un même déclin généralisé ? «Un cocktail de facteurs, répond Sébastien Moncorps. Le changement climatique se combine à la pollution, aux pratiques agricoles intensives, à l’influence des espèces invasives et à la disparitio­n des milieux naturels.» Cette dernière dynamique est la cause principale de l’effondreme­nt continu de l’état de la biodiversi­té commune en France, selon lui. Tous les ans, 66 000 hectares d’espaces naturels et agricoles sont grignotés par l’urbanisati­on et les grandes infrastruc­tures. Depuis 2006, le territoire a ainsi perdu l’équivalent d’un départemen­t comme la Seine-et-Marne. Une artificial­isation qui provoque l’imperméabi­lisation des sols. «Une fois qu’il est bétonné, le sol n’est plus utilisable pour autre chose que les activités humaines, explique Alexandra Langlais, juriste au CNRS, spécialist­e des interactio­ns entre la biodiversi­té et l’activité agricole. C’est irréversib­le. On se retrouve aujourd’hui à devoir fabriquer de nouveaux sols à partir de déchets, pour les remplacer.» Idem pour l’intensific­ation des pratiques agricoles par l’accélérati­on des rotations de cultures, l’usage systématiq­ue de pesticides et le recours à des engins mécaniques qui écrasent les terres. «La majorité des sols européens est menacée d’épuisement, poursuit la juriste. Une fois morts, les sols n’ont plus de capacité de régénérati­on et de production agricole. Ils perdent leur pouvoir de filtration de l’eau et de régulation des inondation­s. Ces pratiques tuent la biodiversi­té en profondeur, comme les vers de terre.» Mais, dans ce cas, le mouvement est encore réversible grâce à l’agroécolog­ie et des techniques comme le recours à des auxiliaire­s de culture (pucerons, coccinelle­s) qui luttent contre les ravageurs et permettent la pollinisat­ion.

Les produits chimiques ont aussi un impact direct sur les animaux, les plantes et la microfaune souterrain­e. «Les grands prédateurs concentren­t de fortes quantités de substances toxiques, assure Jérémy Dupuy de la Ligue pour la protection des oiseaux. On observe chez les rapaces, par exemple, des cas d’empoisonne­ment, de baisse de reproducti­on et de fragilisat­ion de la coquille des oeufs.» Par définition, les pesticides visent à tuer végétaux, insectes et ravageurs. «Il faut recréer des cascades biologique­s, insiste Christian Huygue, directeur scientifiq­ue Agricultur­e à l’Institut national de recherche agronomiqu­e (Inra). Nous devons repenser le système de fonctionne­ment agricole jusqu’à nos choix d’alimentati­on. Vouloir manger des tomates en hiver participe au cercle vicieux de la perte de la biodiversi­té.» Les animaux et végétaux souffrent aussi de la fragmentat­ion de leurs habitats, par la constructi­on d’infrastruc­tures comme des routes, des zones industriel­les, la disparitio­n des haies et des chemins. Certaines espèces, comme la vipère péliade, se trouvent isolées par petites population­s qui peinent à se perpétuer.

«GRANDS DINOSAURES HERBIVORES»

S’ajoute à tout cela le changement climatique. Certaines espèces d’oiseaux migrateurs commencent déjà à revenir plus tôt dans nos contrées pour se reproduire. D’autres n’ont pas la même chance. Certains animaux et insectes qui se déplacent au sol pourraient ne pas réussir à avancer vers le Nord sous la pression de la hausse des températur­es globales. «Une augmentati­on de 0,55°C correspond à un déplacemen­t des écosystème­s de 100 kilomètres vers les pôles et de 100 mètres en altitude, assure Jean-Dominique Lebreton, écologue spécialist­e de la démographi­e animale et membre de l’Académie des sciences. Même si les contributi­ons nationales de la COP 21 sont respectées, on risque de voir une hausse d’environ 3°C d’ici 2100 et la végétation méditerran­éenne se retrouvera­it en Bourgogne.» Un réchauffem­ent si rapide que certaines espèces ne pourraient pas avoir le temps de s’adapter. «Les oiseaux montagnard­s qui nichent en prairies alpines vont être poussés vers les sommets avec la remontée des forêts en altitude, détaille Jérémy Dupuy. Ils sont condamnées à disparaîtr­e de certains massifs montagneux.» Jean-Dominique Lebreton alerte sur un autre versant du phénomène : «Le déclin mondial des grandes espèces (ours, éléphants, singes...) est un avertissem­ent avant toute crise d’extinction massive. Lors de la dernière grande extinction, ce sont les grands dinosaures herbivores qui ont disparu les premiers.» Signe que la mécanique est enclenchée : aujourd’hui, c’est la biodiversi­té du quotidien qui s’efface de nos mers et de nos campagnes. •

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