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«On ne pourra pas toujours s’en tirer, il n’y a pas de planète B»

Il y a dix ans, on était réveillé par les oiseaux, plus aujourd’hui. Un constat parmi mille autres de l’extinction majeure des espèces qui bouleverse la planète de façon irréversib­le. Le naturalist­e Bruno David, président du Muséum d’histoire naturelle, s

- Recueilli par AUDE MASSIOT CORALIE SCHAUB

Le naturalist­e Bruno David, président du Muséum national d’histoire naturelle, partage le constat alarmiste de ses pairs. Et craint que l’homme ne soit pas capable de réagir à temps.

Les scientifiq­ues n’ont plus de mots assez durs pour qualifier l’état de la biodiversi­té : «Anéantisse­ment biologique», «défaunatio­n aux conséquenc­es catastroph­iques»… La situation est-elle si grave ? J’aime bien prendre du recul. Lors des derniers 500 millions d’années, il y a eu cinq crises d’extinction majeures de la biodiversi­té et une cinquantai­ne d’autres plus petites. On peut en tirer des leçons. Premièreme­nt, il n’y a pas deux crises identiques, elles sont toujours conjonctur­elles. Deuxièmeme­nt, les crises ne tuent pas, elles ne provoquent pas une hécatombe mais sont plus pernicieus­es : de génération en génération, les espèces sont moins peuplées. Une crise est mondiale et touche différents groupes d’espèces. Dernière caractéris­tique : elles sont brutales à l’échelle géologique, de l’ordre du million d’années en moyenne. La deuxième leçon à retenir des crises passées est qu’elles ont toutes été multifacto­rielles. On serait donc en train de provoquer et vivre la sixième extinction majeure des espèces ? Rappelons les faits. Nous constatons un déclin mondial et extrêmemen­t brutal de la biodiversi­té, qui touche des groupes extrêmemen­t divers, les vertébrés, les insectes et la microfaune du sol. Ça n’a jamais été aussi rapide dans l’histoire. La vitesse est le facteur le plus inquiétant. Si on extrapole les chiffres du Millenium ecosystem assessment (1) étudiant les 200 dernières années, on aboutit à une éradicatio­n de tous les mammifères en environ 10 000 ans. Et cela peut s’accélérer. De même pour le changement climatique, on est sur des vitesses de boule- versement qui ne sont pas compatible­s avec la vie végétale et animale.

Vous dites que la crise actuelle est multifacto­rielle. Quels sont ces facteurs ? On parle beaucoup du réchauffem­ent climatique mais la plus grosse pression sur la biodiversi­té est le changement d’usages. C’est l’utilisatio­n qu’on fait de la planète qui touche le plus la biodiversi­té. Les études sur le déclin des oiseaux communs publiées par le Muséum et le CNRS, fin mars, montrent que dans les plaines agricoles, l’utilisatio­n des produits phytosanit­aires et l’intensific­ation des pratiques empêchent les oiseaux de se reproduire correcteme­nt. La pollution, l’agricultur­e, le changement climatique sont autant de facteurs qui s’additionne­nt. On peut donc bien parler d’«anéantisse­ment biologique» ?

Oui. Je ne l’aurais peut-être pas dit il y a quelques années parce qu’on n’avait pas toutes les données détaillées

sur le déclin des espèces communes. Mais depuis cinq ans, on empile les mauvaises nouvelles. La diminution des oiseaux, des insectes, de la microfaune du sol qu’on observe en France est extraordin­airement alarmante. On est en plein milieu d’une crise du passé. Sauf qu’on va beaucoup plus vite.

Est-on en train de la vivre en France ?

Chez nous, dans nos jardins, beaucoup de gens constatent qu’il y a moins de lapins de garenne et de hérissons, par exemple. Il y a dix ans, j’étais réveillé par les oiseaux à 5 heures du matin, qui faisaient un boucan pas possible. Aujourd’hui, je ne le suis plus, et je ne pense pas être devenu sourd. Face à cela, je me dis: «Ce n’est pas possible. Qu’avons-nous fait ?»

On détruit leurs environnem­ents. On bourre les champs de produits phytosanit­aires. On met des enrobages sur les graines de céréales pour qu’elles ne soient pas mangées par les parasites et cela empoisonne les animaux. On injecte des perturbate­urs endocrinie­ns dans l’eau. Les bestioles se reproduise­nt moins bien, voire s’empoisonne­nt. On perturbe tout le système écologique.

Un système dont les humains font partie.

Le dualisme nature versus homme est totalement faux. On a deux kilos de bactéries en nous dont notre vie dépend. En tant qu’espèce, on vit en symbiose avec le reste du monde. On en a besoin pour exister, pour manger, boire. Quand on porte atteinte à la biodiversi­té, c’est à nous, humains, qu’on porte atteinte. On est en train de gravement perturber le fonctionne­ment des écosystème­s qui nous rendent un tas de services : la purificati­on de l’eau, de l’atmosphère, les ressources alimentair­es, la régulation des grands cycles biochimiqu­es et du climat. Ces fonctionne­ments peuvent basculer vers de nouveaux équilibres si on les modifie de façon trop importante. Ces équilibres pourraient nous faire basculer dans un nouvel écosystème qui ne rendra pas les mêmes services. Et dont les humains seront peut-être absents.

Dans votre livre la Biodiversi­té de crise en crise, vous posez cette question: «l’espèce humaine sera-telle la prochaine à disparaîtr­e ?»

Je continue de le penser fortement. Elle ne sera pas la toute prochaine à disparaîtr­e, mais sûrement une des prochaines. Parce que nous sommes trop prétentieu­x de penser qu’avec notre technologi­e, on pourra toujours s’en tirer. Il n’y a pas de planète B. Il faut arrêter de rêver, il n’y a pas d’autre option que de rester sur Terre pour le moment et d’essayer d’y vivre le mieux possible. La deuxième chose, c’est que nous sommes une espèce complexe, donc fragile. On a une physiologi­e compliquée, on a l’impression d’avoir une bonne carapace, avec notre technologi­e, notre pharmacopé­e, qui nous protègent, mais jusqu’à une certaine limite…

La pharmacopé­e, qui dépend de la biodiversi­té…

Oui, il y a des tas d’exemples. Un seul, peut-être le plus spectacula­ire. Des bactéries symbiotiqu­es qui vivent sur les larves d’animaux marins microscopi­ques, les bryozoaire­s, sécrètent un produit qui est un anticancér­eux contre le cancer du pancréas.

Ces alertes provoquent un certain émoi… qui retombe vite. Pourquoi ?

En étant optimiste, je me dis que nous avons conscience de la manière dont on agit sur notre environnem­ent, donc on a une capacité à réagir. Mais si je me tourne vers l’histoire des sociétés, je constate que l’homme a un comporteme­nt puéril face à des enjeux majeurs. Il va, à chaque fois, au bout de son erreur. Nous sommes au volant d’un véhicule sur l’autoroute, nous savons qu’il y a un mur et qu’on y va très vite. Et ce sera irréversib­le.

Sait-on quand se situe ce point de bascule ?

Le paléo-écologiste Anthony Barnosky estime que cela se passera autour de 2050, en extrapolan­t une tendance : pour le moment, 25 % de la surface des continents est touchée par les changement­s anthropiqu­es de manière importante. Il continue la courbe et estime que quand on atteindra 50 à 60%, la planète va commencer à fonctionne­r autrement. Mais je pense que c’est difficile à évaluer, car on ne sait pas comment on va réagir, quelle sera la pression démographi­que. En 1980, on était 4,5 milliards d’humains, aujourd’hui, on est plus de 7,5 milliards.

Que faire pour éviter ce basculemen­t ?

Je n’ai pas de solution miracle, je ne suis ni politique ni économiste, je suis naturalist­e, je porte un constat : il faut complèteme­nt changer de mode de consommati­on. Mais la première remise en cause est d’abord démographi­que. Si on ne veut pas totalement changer de mode de vie, il faut qu’on accepte une réduction de la population. On est dans un modèle économique où il faut qu’elle augmente, mais jusqu’où ? 200 millions, 500 millions, pour la France ? Notre planète est finie, on ne peut pas avoir une croissance infinie, c’est du b.a.-ba. A un moment, il va falloir changer de système. Je pense qu’on ne sera pas capables de le faire, et que ce sont les circonstan­ces qui nous l’imposeront. Le fait que les écosystème­s ne nous rendront plus les mêmes services, que les territoire­s ne seront plus habitables comme ils l’étaient, risque de provoquer des grandes migrations écologique­s extraordin­airement violentes et des guerres. Pour sortir de ce cercle vicieux, il faut absolument qu’on freine. Mais rien que l’interdicti­on de trois insecticid­es néonicotin­oïdes en Europe pour protéger les pollinisat­eurs, vous avez vu le barouf que ça a fait !

Que pouvons-nous faire en tant que citoyens ?

D’abord, on peut utiliser nos bulletins de vote. On peut aussi manifester: on a le droit de s’exprimer sur l’environnem­ent, de manière démocratiq­ue et pacifique. Dans notre vie quotidienn­e, il faut s’interroger sur chacun de nos petits gestes, sans pour autant renoncer à vivre.

Les petits gestes suffironti­ls ?

Non, peut-être pas. Il faut, après, convaincre les politiques. Nicolas Hulot est sans doute la bonne personne au bon endroit pour le moment, parce qu’il a cette sensibilit­é.

Qu’attendez-vous de son plan biodiversi­té ?

Je prends tout ce qui est bon à prendre. Le gouverneme­nt se montre incohérent, par exemple avec le projet de mine d’or géante en Guyane, soutenu par Emmanuel Macron… Il y aura forcément des incohérenc­es, car on ne peut pas basculer dans un autre système économique du jour au lendemain. Je pense qu’on en est incapables, moi le premier. Mais il y a quand même le début d’une vraie prise de conscience. Elle ne se traduit juste pas encore en actes.

Millenium ecosystem assessment

(1) Le

(Evaluation des écosystème­s pour le millénaire) est né en 2000 à la demande du Secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan. Il vise à fournir des informatio­ns scientifiq­ues relatives aux conséquenc­es des changement­s que subissent les écosystème­s pour le bien-être humain ainsi qu’aux possibilit­és de réagir.

«On parle beaucoup du réchauffem­ent climatique mais la plus grosse pression sur la biodiversi­té est le changement d’usages. C’est l’utilisatio­n qu’on fait de la planète qui impacte le plus la biodiversi­té.»

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PHOTO JÉRÔME BONNET Bruno David, président du Muséum, mercredi.

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