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L’EXIL GREC DES EXCLUS TURCS

- Texte et photo FABIEN PERRIER Envoyé spécial à Thessaloni­que

Pour fuir les persécutio­ns du régime d’Erdogan, de nombreuses personnes ont trouvé refuge à Thessaloni­que ou Athènes. Le pays fait désormais face à un nouvel afflux de gülenistes, traqués après le putsch manqué de juillet 2016, mais aussi d’étudiants ou d’investisse­urs voulant assurer leurs arrières.

«Dès que j’ai vu mon nom sur la liste des personnes à arrêter, je me suis planqué. Cinq mois sans sortir, ni voir ma femme et mes enfants.» Le Turc de 45 ans qui raconte cette histoire tient à rester anonyme. Il vit à Thessaloni­que, en Grèce; une partie de sa famille est encore au pays. «Si les autorités apprennent mon nom, elles s’acharneron­t sur mes proches», affirme-t-il. Il se tait, inquiet, puis reprend son récit avec la traversée de l’Evros, le fleuve frontalier entre les deux pays, lors de la nuit de Noël 2016. «C’était terrible. Je craignais sans cesse que nous chavirions et soyons emportés par les eaux. Mais partir était la seule option.» Journalist­e de profession, il a perdu son travail du jour au lendemain. «Le gouverneme­nt a fermé Koza Ipek Holding, le groupe de médias qui m’employait, et nous a pourchassé­s, moi et mes collègues.» Pourquoi? La réponse fuse : «Parce que nous sommes gülenistes.»

Spirale infernale

A la tête de cette confrérie musulmane, aussi appelée Hizmet, se trouve Fetullah Gülen, imam exilé aux Etats-Unis depuis 1999 et accusé par le pouvoir turc d’avoir fomenté le coup d’Etat manqué contre Recep Tayyip Erdogan le 16 juillet 2016. Conséquenc­e : les membres ou proches de ce réseau, auparavant considérés comme soutiens d’Erdogan et de son parti, l’AKP, sont devenus des cibles du gouverneme­nt. «Enseignant­s, médecins, infirmiers, avocats… Tous sont suspects s’ils appartienn­ent à une associatio­n locale ou à un syndicat affilié à Hizmet, s’ils ont fréquenté une de ses écoles, travaillé dans un de ses médias ou de ses hôpitaux et même s’ils ont un abonnement à son journal, Zamman , ou un compte à Bank Asya [qui serait liée à Hizmet, ndlr]», précise l’avocat athénien Sotiris Livas, qui épaule ces migrants pour l’obtention de papiers.

Après la tentative de putsch à Ankara, les huit militaires turcs qui ont gagné la Grèce en hélicoptèr­e ont été les premiers médiatisés. Selon les autorités hellènes, 1827 Turcs adultes ont requis l’asile en 2017, contre une quarantain­e en 2015. Et le mouvement continue. A Thessaloni­que, un interprète raconte : «Depuis janvier, deux ou trois familles turques sont auditionné­es chaque jour par le service de l’asile grec. Toutes sont gülenistes.» Leurs histoires ressemblen­t à une spirale infernale: après le coup d’Etat manqué, ils sont limogés, licenciés, ou voient leur entreprise saisie. Ils sont recherchés, arrêtés, torturés. Ce fut le cas de Shakir (1), 33 ans, géologue au ministère de l’Energie. En juillet 2016, ce fidèle de Gülen est licencié puis arrêté. «La police m’a demandé de signer une déclaratio­n préremplie : j’aurais participé au putsch!» Il refuse. Domicile fouillé, menaces sur sa famille, chantage pour qu’il livre «un complice»… «Ils m’ont traité comme un terroriste. En prison, ils m’ont dénudé, ligoté, frappé, enveloppé dans une ceinture de glace…» Après des semaines de sévices, il sort de prison mais se voit assigné à résidence. Avec son épouse et ses deux enfants, il parvient à fuir. A Thessaloni­que, il se dit «soulagé de ne plus être dans les griffes de ce régime». «Les gülenistes découvrent bien tardivemen­t le sort réservé depuis longtemps aux opposants d’Erdogan, Kurdes, communiste­s, démocrates… déplore une Kurde installée en Grèce depuis trois ans. Quand ils étaient en poste dans la police, ils ont commis les mêmes atrocités contre nous !» Le photograph­e et écrivain kurde Youssouf Ozdemir en sait quelque chose : «Les autorités voulaient m’arrêter. Je ne peux plus retourner en Turquie.» Et s’il continue de militer pour la cause de son peuple, voilà cinq ans qu’il le fait depuis Athènes. «Le nombre de Kurdes de Syrie et de Turquie arrivant en Grèce augmente de nouveau depuis la prise d’Afrine [ville à majorité kurde dans le nord de la Syrie, ndlr], poursuit-il. Souvent, la Grèce n’est qu’une étape : ils espèrent gagner l’Allemagne ou les Etats-Unis.»

«Quand les gülenistes ont pris les postes clés dans les années 80, eux aussi avaient leur liste. J’étais dessus !» témoigne Nese Ozgen. Cette professeur­e des université­s aux cheveux teints en rouge explique : «J’ai toujours travaillé sur les frontières, un sujet problémati­que pour eux. J’enquêtais sur des zones militarisé­es.» En 2013, elle participe aux manifestat­ions contre le projet immobilier sur le parc Gezi, à Istanbul. «J’ai alors été déchue de

mon poste.» Poussée dehors par les gülenistes, dit-elle à mots couverts. En outre, elle fait partie des Universita­ires pour la paix, groupe créé en novembre 2012 pour soutenir la paix dans le sud-est de la Turquie. «En 2016, j’ai aussi signé la pétition “Nous ne serons pas complices de ce crime” qui critiquait le massacre des Kurdes.» Ses prises de position la placent en haut de la liste noire du gouverneme­nt. A Thessaloni­que où elle vit à présent, elle échange

malgré tout avec ceux qui l’ont longtemps eue dans leur viseur. «Je ne suis pas leur ennemie», assure-telle avec un sourire. Elle se dit même «chanceuse». «Oui, je me sens exilée. Mais des centaines d’amis, d’étudiants, de connaissan­ces croupissen­t encore dans les prisons turques», soupire-t-elle.

«Dictature islamiste»

La Grèce deviendrai­t-elle une terre d’asile pour les Turcs en délicatess­e

avec le pouvoir ? Elle est, en tout cas, une échappatoi­re pour ceux qui quittent «un pays passé d’une dictature ethnique sous les kemalistes à une dictature islamiste sous Erdogan», selon Lale Alatli. Militante des droits de l’homme, elle a choisi, il y a douze ans, de «ne plus vivre là-bas» et de s’installer à Thessaloni­que. Ironie de l’histoire, cette ville a vu naître Mustafa Kemal Atatürk, le père fondateur de la Turquie moderne. «Mon cauchemar, dit-elle, est d’aller rendre visite à mon père et de ne pas pouvoir revenir ici.» Ici… chez l’ennemi héréditair­e du pouvoir turc qui n’a pas digéré, notamment, le traité de Lausanne, signé en 1923, traçant les frontières européenne­s. Le régime lorgne notamment certaines îles de la mer Egée, d’autant plus depuis la découverte, dans les années 70, de gisements de pétrole et de gaz.

Néanmoins, ceux qui s’installent en Grèce ne sont pas tous des opposants déclarés au régime. Des étudiants, par exemple, viennent y poursuivre leur cursus. Josef Polit est l’un d’entre eux. «Le gouverneme­nt a fermé mon université, sans m’accorder un seul certificat, raconte-t-il. En plus, étant juif, je devenais persécuté.» D’autres, stratèges, solliciten­t une année à l’étranger… mais décident de rester étudier dans le pays voisin.

A Kifissia, banlieue aisée d’Athènes, la Turque Olga (1) se sent chez elle : «Le climat est très agréable, la culture proche.» Son installati­on, trois ans plus tôt, elle la justifie d’abord par le métier de son mari. «Il est dans le commerce, la Grèce a une position charnière. Je n’ai pas quitté le pays à cause de sa situation politique», précise-t-elle. Comme s’il s’agissait surtout de ne pas entrer dans ce débat sur l’évolution de la Turquie d’Erdogan. Elle et son mari refusaient que leurs deux enfants fréquenten­t une école turque, religieuse. Ici, ils ont opté pour l’école britanniqu­e. «Nous avons quelques élèves turcs. Souvent, ils vivent ici avec leur mère», confirment des salariés de lycées français, américains et anglais en Grèce. Le pays attire aussi les entreprene­urs. «Certains Turcs, dont la famille est déjà ici, déménagent leur entreprise vers la Grèce», explique l’avocat Sotiris Livas. Des grands groupes turcs investisse­nt même dans le pays. La société d’investisse­ment Dogus détient, par exemple, des parts du luxueux hôtel Hilton de la capitale grecque. Enfin, un «visa d’or» pourrait faire croître le nombre de Turcs s’installant en Grèce : «Depuis 2013, les non-Européens qui achètent pour 250000 euros au moins de biens immobilier­s en Grèce peuvent obtenir un visa qui leur permet de circuler sur l’ensemble du territoire européen, explique Antonis Kargopoulo­s, avocat à Thessaloni­que. Les Turcs les plus aisés choisissen­t cette opportunit­é pour échapper à la voie consulaire.»

Base arrière

Mehmet Günez (1), à la tête d’un groupe de restaurati­on, est justement en train de régler ses affaires dans le cabinet de l’avocat. «Ma femme et ma fille vivent en Australie. C’était la seule solution pour que ma fille ait une bonne éducation.» Alors il a décidé de les rapprocher… en investissa­nt en Grèce. «D’ici quelques mois, lui, sa famille la plus proche, mais aussi ses beaux-parents obtiendron­t le visa. Nous sommes en cours de procédure», souligne l’avocat. Et Mehmet de préciser : «La situation économique en Turquie se dégrade. Je vais multiplier les investisse­ments en Grèce. Et l’Etat turc n’est pas démocrate, il vire dans le fascisme.» Selon Enterprise Greece, l’agence qui gère les investisse­ments, 222 «visas en or» ont déjà été accordés à des Turcs. Nul ne sait combien de procédures sont en cours.

En tout cas, qu’ils l’avouent ou non, ces résidents aisés cherchent une base arrière, à Athènes ou à Thessaloni­que. Si, après les élections présidenti­elle et législativ­es du 24 juin, Erdogan renforce encore le caractère autoritair­e de son exercice du pouvoir, ils pourront s’y replier. Et tous, gülenistes, Kurdes, sympathisa­nts de gauche, intellectu­els ou ressortiss­ants aisés préviennen­t : au regard de la situation dans le pays, la Grèce pourrait bien recevoir une nouvelle vague massive de réfugiés, turcs cette fois.

(1) Les noms et prénoms ont été changés.

«Oui, je me sens exilée. Mais des centaines d’amis, d’étudiants, de connaissan­ces croupissen­t encore dans les prisons turques.» Nese Ozgen professeur­e des université­s

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 ??  ?? Shakir (1) 33 ans, géologue au ministère de l’Energie en juillet 2016, a été déchu de ses fonctions après la tentative de coup d’Etat contre Erdogan.
Shakir (1) 33 ans, géologue au ministère de l’Energie en juillet 2016, a été déchu de ses fonctions après la tentative de coup d’Etat contre Erdogan.

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