Libération

Rêver qu’ils disparaiss­ent…

Les Israéliens semblent désormais n’avoir qu’un souhait : que les Palestinie­ns se volatilise­nt, et ce fantasme prend aujourd’hui le pas sur la réalité. Revenu d’un voyage à Jérusalem et en Cisjordani­e, l’écrivain Pierre Péju témoigne ici du quotidien dése

- Par PIERRE PÉJU

Il est des rêves maléfiques, des fantasmes funestes. Ils donnent une satisfacti­on imaginaire à des désirs inavouable­s, mais parfois, ils induisent des conduites bien réelles… ou, malheureus­ement, des politiques. Comme ce rêve, que pourraient faire les partisans du gouverneme­nt d’extrême droite, allié aux religieux les plus radicaux, que dirige Benyamin Nétanyahou : «Un matin, les Israéliens, n’en croyant pas leurs yeux, découvrent qu’entre la Méditerran­ée et le Jourdain, à Jérusalem-Est, à Ramallah, Hébron, Naplouse, Bethléem, et même dans la bande de Gaza, il n’y a soudain plus un seul Palestinie­n !» Envolés, disparus, volatilisé­s ou exilés ! Une sorte de Nakba fulgurante et silencieus­e aurait eu lieu. Dix fois plus radicale que celle de 1948, qui avait chassé 700 000 personnes. Peu importe ce que seraient devenus tous ces «Arabes», l’essentiel étant qu’enfin, ils n’existent plus ! Qu’on n’en parle plus ! Aussitôt, la totalité de la terre sur laquelle ce peuple a vécu si longtemps pourrait être récupérée, exploitée, lotie et habitée. Mais surtout, on serait désormais «entre soi» («On est chez nous !»), et la promesse biblique absurdemen­t considérée comme attestatio­n historique serait désormais tenue. Mais il faut bien se réveiller : les Palestinie­ns sont toujours là, en nombre bientôt égal à celui des Juifs israéliens (7 millions), sans compter les millions de réfugiés (au Liban, en Jordanie, etc.) s’acharnant à faire valoir leur «droit au retour» (reconnu et géré internatio­nalement par l’UNRWA). Quelle déception ! Certes, des Palestinie­ns peuvent aussi faire le même rêve inversé, mais, en ce qui les concerne, sans le moindre espoir de réalisatio­n tant ils sont actuelleme­nt défaits et dépourvus de tout recours. Humiliés, condamnés à une sorte d’apartheid dans des «réduits géographiq­ues» de plus en plus étroits, oubliés par la communauté internatio­nale, par les pays arabes, mais aussi tirés parfois comme des lapins, comme à la frontière avec Gaza (60 morts le lundi 14 mai).

Pourtant, même soutenus de façon presque obscène par Donald Trump, les dirigeants israéliens n’ont pas la victoire magnanime : ils s’acharnent sur ceux qui ont manifestem­ent perdu. Pourquoi cette rage ? Parce qu’ils comprennen­t confusémen­t que, contrairem­ent à leur rêve, ces perdants seront sans doute toujours là ! En dépit de ce qu’ils subissent, les Palestinie­ns ne disparaîtr­ont ni ne partiront. Vaincus, écrasés, ayant perdu confiance en leurs propres dirigeants corrompus et impuissant­s (honteuseme­nt antisémite­s, comme Mahmoud Abbas, ou islamistes autoritair­es, qui viole les droits de l’homme comme le Hamas !) ils refuseront de quitter un pays qui reste le leur, même s’il n’est plus question, bien sûr, de dénier aux Israéliens de continuer à vivre dans cette région du monde où d’autres horreurs de l’Histoire les ont amenés à s’installer. Les Juifs aussi sont là, désormais. Cela aussi est un fait, même si les utopies des premiers temps, les idéaux démocratiq­ues, le socialisme heureux des kibboutz, les chances de cohabitati­on avec les peuples natifs (que la très colonialis­te «déclaratio­n Balfour» prévoyait pourtant), comme la perspectiv­e de deux Etats, ou celle d’un seul Etat égalitaire, ont été minés jusqu’à voler en éclats.

Au cours d’un tout récent voyage à Jérusalem et en Cisjordani­e, j’ai cependant pu constater que la stratégie d’Israël consistait à «faire comme si» le fantasme d’éradicatio­n d’une population (présentée comme absolument dangereuse pour sa sécurité) prenait le pas sur tout réalisme, toute sagesse, toute équité. Ainsi, j’ai vu le mur qui enferme la Cisjordani­e et dont la constructi­on bafoue le droit internatio­nal, les résolution­s de l’ONU, et ne respecte même pas le tracé de la Li-

J’ai vu le souk en plein air d’Hébron, dominé par ces immeubles surréalist­es, d’où les colons, protégés par des gardes dans des miradors, jettent leurs eaux sales sur les passants palestinie­ns.

gne verte (frontière officielle depuis 1967). J’ai vu cette enceinte grise, de huit mètres de haut, séparer arbitraire­ment la maison d’agriculteu­rs palestinie­ns de leurs propres champs d’oliviers afin que ceux-ci restent du côté israélien. J’ai vu d’autres maisons, réduites, en une nuit, à un tas de décombres par les bulldozers de l’armée israélienn­e sous prétexte que le fameux mur vient d’être érigé à moins de 300 mètres, et que la maison n’a pas de permis de construire (puisqu’à peine 13 % des permis sont octroyés à des Palestinie­ns, souvent cinq ou sept ans après la demande). J’ai vu surtout les «colonies» qui s’implantent partout sur le sol cisjordani­en, de façon sauvage mais protégées «officielle­ment», par les soldats, dès qu’elles surgissent. Des colonies, comme à Wadi Fukin ou en tant d’autres lieux, qui sont en fait des villes, des sortes monstruosi­tés bétonnées de 10000 à 40000 habitants qui, telles des mâchoires enserrent des villages palestinie­ns que leurs habitants apeurés désertent. J’ai vu les rutilantes autoroutes israélienn­es reliant ces colonies et les vilaines routes palestinie­nnes contrainte­s de passer sous terre afin de ne pas les croiser, et j’ai vu les écoliers dont l’école, toute proche, n’est accessible qu’au prix de trois quarts d’heure de marche, en raison du passage du mur. J’ai vu les quartiers de Jérusalem-Est dont les habitants payent les mêmes impôts locaux que ceux de l’Ouest, mais où les ordures ne sont plus ramassées. Ces natifs palestinie­ns de Jérusalem ne disposent d’ailleurs que d’un «permis de résidence» qu’on peut leur retirer arbitraire­ment.

J’ai vu les Bédouins misérables, près de la vallée du Jourdain, assistant en silence au pompage de l’eau de leur terre par des pompes israélienn­es ultramoder­nes qui permettent aux colons retranchés d’avoir des piscines tandis que ces mêmes Bédouins, avec des citernes rouillées tirées par des tracteurs, vont acheter de l’eau quatre fois son prix aux Israéliens. J’ai vu à Hébron, ville en principe palestinie­nne, ce quartier devenu fantôme car interdit aux Palestinie­ns par l’armée israélienn­e qui intervient partout où elle le souhaite, et j’ai vu le souk en plein air, dominé par ces immeubles surréalist­es, d’où les colons, protégés par des gardes dans des miradors, jettent leurs sacs poubelles et leurs eaux sales sur les passants palestinie­ns.

J’ai vu les enfants traumatisé­s du camp de réfugiés de Jenine, des gosses qui m’ont confié avec un vague sourire que ce dont ils rêvaient, eux, c’était de «voir un jour comment c’était la mer !», une mer à moins d’une heure de voiture, mais, comme me le rappelait leur enseignant­e, «une mer qu’ils ne verront jamais» puisque ni eux-mêmes ni leurs parents ne disposeron­t des papiers nécessaire­s pour passer les «check-points». J’ai vu, à un point de contrôle, la très jeune soldate blonde avec son gilet pare-balles et son fusil-mitrailleu­r, maltraiter de vieux Palestinie­ns obligés de vider sur le sol tout le contenu de leur voiture. Elle allait jusqu’à couper en deux leurs pastèques (au cas où elles cacheraien­t des bombes !). J’ai vu l’école plusieurs fois mise à sac et couverte d’inscriptio­ns racistes par des colons ayant brisé les pieds de toutes les petites chaises des enfants de moins de 6 ans, et tous leurs jeux. J’ai vu cette jeune femme, étudiante qui aperçoit les lumières de Jérusalem de la terrasse de sa maison mais qui, à 20 ans, n’y est jamais allée parce que son père a, un jour, avant sa naissance, été arrêté, et qu’elle est donc, en représaill­es, «prisonnièr­e» du mauvais côté du mur. Toute cette répression, ces contrôles, enfermemen­ts, implantati­ons ou occupation­s tendent à faire de la Cisjordani­e une étoffe en lambeaux, une peau de chagrin misérable, dont les habitants devraient s’évaporer miraculeus­ement. A moins qu’on ne les parque définitive­ment dans des ghettos à ciel ouvert (ce qu’est Gaza).

Cette réalité, je n’en avais pas idée avant de venir sur place. Et de nombreux Israéliens, de Tel-Aviv ou de Jérusalem-Ouest, ne tiennent pas non plus à savoir ce qui se passe derrière le mur, préférant imaginer tout Palestinie­n un couteau à la main, partisan du Hamas.

Mais ce que j’ai aussi découvert chez un nombre considérab­le de jeunes et de moins jeunes Palestinie­ns, c’est le désir ardent de «mener un jour une vie normale». Bizarremen­t, à leur réelle désespéran­ce se mêle une étonnante énergie. Ils s’investisse­nt, avec les moyens du bord, dans des tâches culturelle­s et humanitair­es, réhabilita­nt ou défendant des «lieux de mémoire», reconstrui­sant ce qui est régulièrem­ent détruit et résistant avec persévéran­ce aux arrestatio­ns arbitraire­s, aux difficulté­s économique­s. Cet entêtement et cette déterminat­ion à «rester là» font que le «rêve de les voir disparaîtr­e» n’est bien qu’un rêve et que la raison, l’équité, l’aspiration humaine à une paix juste impliquent de tenir compte de cette présence pérenne d’un peuple qui a lui aussi une culture, une identité, et… des droits. Dans cette actuelle et dramatique impasse, subsistent quelques fragiles espérances, surtout lorsque des Juifs israéliens viennent tout spécialeme­nt dire en hébreu aux soldats d’occupation qu’il y eut d’autres camps dont les gardiens prétendaie­nt ne faire qu’obéir à des ordres, et lorsque certains de ces soldats tiennent à témoigner d’exactions auxquelles ils ont assisté ou… participé («Breaking the Silence»). Infime optimisme encore lorsque se rencontren­t des mères israélienn­es et palestinie­nnes ayant toutes perdu un enfant dans le conflit, ou lorsque des membres du centre israélien B’Tselem informent leurs concitoyen­s de violations des droits humains par leur propre pays. Comme si, en cette heure sombre, une lointaine solution dépendait de contacts réalistes et sincères entre les deux peuples et non de rêves porteurs, à terme, de désastre pour tous.•

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