Libération

Agricultri­ce, Esther règle ses dépenses et gère son épargne grâce à l’applicatio­n Mpesa. Une solution sûre en milieu rural et pratique, même quand on n’a pas l’électricit­é.

Les paysans kényans préfèrent envoyer paître les banques

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Appuyée contre le mur en terre de sa maison, Esther mélange des céréales et de l’eau dans un seau. Elle fabrique sa bière chaque jour pour la revendre à ses voisins. «Je la fais surtout pour les hommes, nous les femmes on n’en boit pas, je n’aime pas ça. D’ailleurs, je suis incapable de dire si elle est bonne ou non», rigole-t-elle en proposant de faire goûter la mixture assez peu ragoûtante. «Elle va vieillir quelques jours, et ensuite j’en vendrai des bouteilles.» Chacune coûtera un peu moins de 30 centimes d’euros. De quoi acheter la farine de maïs qui permet la conception de l’ugali, bouillie compacte élevée au rang de plat national du Kenya. Pour payer Esther, les billets de banque sont dépassés.

Batterie.

Depuis quelques mois, elle utilise Mpesa – une abréviatio­n signifiant «monnaie mobile» en swahili – le système de paiement par téléphone de Safaricom, principal opérateur du pays. Il suffit qu’un client entre son numéro de portable, le montant du transfert, et elle recevra l’argent en quelques secondes. Elle pourra le dépenser pour acheter ses aliments, payer l’école des enfants ou économiser dans son porte-monnaie virtuel. Nul besoin d’un smartphone coûteux: tout portable permet d’utiliser l’applicatio­n contenue dans la carte SIM. Esther a dépensé l’équivalent de 10 euros pour un appareil dont la batterie dure une dizaine de jours. Résidente à Baragoi, dans le comté de Samburu, Esther n’a pas l’électricit­é. «Il me fallait un téléphone qui me permette d’utiliser mon argent, même si je ne trouve pas d’endroit où le recharger durant quelques jours. J’ai un petit panneau solaire, mais il ne fonctionne pas toujours, donc je ne peux pas le brancher tous les matins.»

L’applicatio­n, simplissim­e, a séduit le Kenya. Dans le désert du Turkana, sur les flancs du mont Kenya ou dans le port de Mombasa: partout les utilisateu­rs trouveront un kiosque qui utilise l’applicatio­n. Dix ans après sa création, Safaricom revendiqua­it près de 22,6 millions d’utilisateu­rs au 1er juin 2017, quasiment la moitié de la population. L’usage de la monnaie virtuelle est tel que l’équivalent de 48% du PIB du pays circule via mobile.

Kalachniko­v.

Les multinatio­nales ont bien compris l’intérêt du système, Google a récemment ouvert son marché d’applicatio­ns à Mpesa. L’Etat aussi capitalise sur les portemonna­ie virtuels et vient de doubler les taxes sur les transferts par mobile. L’innovation technologi­que a propulsé le Kenya des années en avant : avec seulement 2 000 distribute­urs automatiqu­es dans le pays, les cartes bancaires n’ont jamais atteint la majeure partie de la population. Il n’y a aucune machine dans le village d’Esther, mais des commerçant­s lui permettent d’utiliser son argent moyennant une commission de quelques centimes d’euros. «Cela ne coûte quasiment rien, contrairem­ent à une banque qui facture 600 ou 700 shillings [entre 5 et 6 euros, ndlr] pour une carte que je ne pourrai jamais utiliser», détaille celle pour qui Mpesa a tout changé. Avant, c’était son mari qui gardait la fortune familiale : quelques dizaines de vaches qu’il faut emmener paître chaque jour à plusieurs heures de marche. Kalachniko­v en bandoulièr­e, les hommes partent au lever du soleil, ne sachant pas s’ils reviendron­t. Une vache coûte l’équivalent de plusieurs centaines d’euros, alors les guerriers des autres tribus lancent régulièrem­ent des attaques pour voler les troupeaux. Un conflit qui fait de nombreux morts. S’ils n’ont pas arrêté d’investir dans leurs bêtes, qui confèrent un statut social, Esther et son mari épargnent grâce à leur téléphone. «C’est beaucoup plus sûr ! Il n’y a pas besoin de l’emmener brouter, donc je ne risque pas de me le faire voler. En cas de sécheresse, comme l’an dernier, il ne peut pas mourir. Et même s’il disparaît un jour, le code empêchera quiconque de me voler mon argent. Il me suffira d’aller dans une boutique pour récupérer une carte SIM, et l’argent reviendra aussitôt!» Des arguments et une facilité d’utilisatio­n qui ont séduit la population et ont propulsé Mpesa dans d’autres pays : la Tanzanie et l’Afrique du Sud l’ont adopté. Le service est même désormais utilisable au-delà du continent africain, puisqu’on retrouve l’applicatio­n en Inde et en Afghanista­n.

BASTIEN RENOUIL Correspond­ant à Nairobi

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PHOTO TREVOR SNAPP. BLOOMBERG. GETTY IMAGES A Nairobi en 2013, dans une boutique proposant l’applicatio­n Mpesa.

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