Libération

Intersexes Le cri du corps

- Par FLORIAN BARDOU

Ce samedi, lors de la manifestat­ion Existrans à Paris, les personnes intersexes demanderon­t l’arrêt des interventi­ons chirurgica­les et des traitement­s hormonaux non consentis sur les enfants encore incorrecte­ment qualifiés d’«hermaphrod­ites». Un combat loin d’être gagné en France.

«Troisième genre», «sexe neutre»… Ces dernières années, à la faveur de décisions de justice partout dans le monde, l’éventualit­é d’un «troisième sexe» à l’état civil, à côté du «féminin» et du «masculin», est devenue l’une des options privilégié­es pour reconnaîtr­e celles et ceux qui n’entrent dans aucune de ces deux cases. Bien avant la ville de New York mercredi, le gouverneme­nt allemand a, par exemple, autorisé cet été une mention «divers» sur les certificat­s de naissance à la suite d’une décision de la Cour constituti­onnelle de Karlsruhe, tandis qu’en Inde – mais aussi au Népal –, au nom des droits humains, la Cour suprême a ordonné il y a quatre ans déjà la reconnaiss­ance d’un troisième genre pour les documents d’identités. Une idée novatrice? Disons que les personnes intersexes ont en tête d’autres priorités, qu’elles feront entendre une nouvelle fois, samedi, dans les rues parisienne­s, lors de l’Existrans, la marche annuelle des personnes trans et intersexes.

«ACTES INHUMAINS ET DÉGRADANTS»

Le mot d’ordre de l’événement: que la France interdise enfin les interventi­ons chirurgica­les et les traitement­s hormonaux non consentis sur les enfants qui naissent avec des caractéris­tiques sexuelles (chromosomi­ques, gonadiques ou anatomique­s) autres que celles correspond­ant aux normes du «masculin» et du «féminin» –ceux que le corps médical qualifie encore abusivemen­t d’«hermaphrod­ites». Se-

lon l’ONU, ils représente­nt environ 1,7 % des

naissances. «Depuis la systématis­ation de ces mutilation­s dans les années 70, on demande aux intersexes de se conformer à la binarité des genres et de donner des gages d’hétérosexu­alité, dénonce à ce propos Vincent Guillot, cofondateu­r en 2003 de l’Organisati­on internatio­nale des intersexes (OII). Certains médecins ont commencé à adapter leurs discours et leurs pratiques, mais pas en France, où elles sont le fait de l’homophobie et de la transphobi­e des acharnés du bistouri.» Dans le monde, Malte a explicitem­ent banni ces opérations médicales «d’attributio­n de

sexe». C’était en 2015 et depuis, seule la Californie a rejoint, fin août, le petit Etat méditerran­éen pour condamner (à l’instar du Comité contre la torture de l’ONU ou du Conseil de l’Europe) ces «actes inhumains et dégra-

dants». Lancée en septembre, une pétition d’associatio­ns intersexes et alliées, dont Libération s’est fait l’écho, exige qu’en France une circulaire ministérie­lle rappelle chirurgien­s et autres endocrinol­ogues à la loi puisque «l’urgence à agir médicaleme­nt sur un corps sain» à des fins «correctric­es» n’a jamais été étayée. Un constat par ailleurs partagé par le Conseil d’Etat qui, dans les pas du Défenseur des droits ou de la Délégation interminis­térielle à la lutte contre le racisme, l’antisémiti­sme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), recommande depuis la mi-juillet que ces opérations chirurgica­les et traitement­s ne soient plus menés sur les nourrisson­s en l’absence de consenteme­nt éclairé, comme le prévoit la loi en matière médicale, y compris pour les mineurs. «Ces recommanda­tions sont des leviers, mais on attend qu’elles soient traduites dans les faits, soulève Loé, activiste intersexe (lire ci-dessus) à l’origine du Collectif intersexe et allié·e·s (CIA). Il faudrait aussi former les personnels éducatifs et médicaux à l’intersexua­tion.»

Gros hic : ces revendicat­ions, portées depuis l’émergence du mouvement intersexe dans les années 90 outre-Atlantique, se sont jusqu’ici toujours heurtées aux résistance­s du corps médical. «On le voit avec les violences obstétrica­les, les femmes ont beaucoup de mal à se faire entendre, observe la sociologue intersexe québécoise Janik Bastien-Charlebois, de l’université de Montréal (Uqam). Pour les personnes intersexes, c’est pareil : beaucoup de médecins disent qu’ils ne font plus d’interventi­ons prématurée­s mais aucune clinique n’a vraiment arrêté.» A l’exception des services du chirurgien pédiatriqu­e Blaise Meyrat du CHUV de Lausanne, en Suisse, qui ont mis fin aux interventi­ons chirurgica­les sur les enfants intersexes depuis presque vingt ans.

«BLOCAGE CORPORATIS­TE»

«Il y a une vraie frilosité et un blocage corporatis­te malgré une prise de conscience des enjeux éthiques, soulève l’ex-sénatrice écologiste Corinne Bouchoux. Tant qu’on n’aura pas une personne intersexe ou concernée à un poste important, ça ne bougera pas.» Coautrice du premier rapport sénatorial sur la question intersexe en 2017, l’ancienne parlementa­ire a auditionné des semaines durant médecins et associatio­ns. Elle préconise de trouver une façon «juste» d’indemniser les personnes ayant souffert des interventi­ons ainsi que de mettre en place un cadre plus respectueu­x du consenteme­nt des enfants intersexes. Suffisant ? Pour obtenir réparation, des personnes intersexes privilégie­nt désormais les tribunaux. Déposée en 2016 par un infirmier hospitalie­r bordelais (lire ci-contre), une plainte contre X pour mutilation est aujourd’hui en cours d’instructio­n. Un avant-goût d’autres procédures à venir ? «La loi n’est pas respectée, il n’y a donc pas d’autre choix que de passer par les juridictio­ns pour faire condamner ces atteintes illicites à l’intégrité du corps humain», plaide en tout cas son avocate, Me Mila Petkova, de Giss-Alter Corpus, associatio­n de conseil juridique pour les personnes intersexes. Preuve que ce long combat, qui a gagné en visibilité ces dernières années, ne fait en réalité que commencer. •

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France