François-Xavier Fauvelle «Il ne s’est pas “rien” passé en Afrique pendant qu’on peignait Lascaux»
Pour lutter contre le stéréotype voulant que l’Afrique n’ait pas d’histoire, l’historien et archéologue a dirigé un vaste ouvrage, «de A comme Acacus à Z comme Zimbabwe», démontrant la richesse du passé de ce continent, la multiplicité des trajectoires qu’il a connues et sa connexion avec les autres zones du globe. Une somme où l’on croise les chasseurs-cueilleurs, le royaume soudanais de Méroé, des vaches scarifiées ou le Mali du sultan Mûsa, et qui vise à rendre accessible aux non-spécialistes une période largement méconnue.
Entre archéologie et redécouverte des écritures anciennes, l’Afrique ancienne constitue l’un des chantiers de découvertes les plus pionniers et les plus dynamiques en recherche historique. Contrairement à certains discours prétendant que l’Afrique n’est pas entrée dans l’histoire, l’histoire même de ce continent est dense et multiple, comme le prouve la sortie cette semaine de l’Afrique ancienne, de l’Acacus au Zimbabwe. L’ouvrage collectif retrace une histoire partant de 20 000 avant notre ère et allant jusqu’au XVIIe siècle. Entretien avec François-Xavier Fauvelle (CNRS) qui a dirigé la publication.
Que signifie le titre de votre ouvrage : l’Afrique ancienne, de l’Acacus au Zimbabwe ? L’Acacus est un massif montagneux de Libye, un véritable conservatoire naturel et culturel à ciel ouvert, qui conserve des vestiges (notamment des peintures et gravures rupestres) des temps préhistoriques où le Sahara était vert et où les habitants y chassaient l’hippopotame ou poussaient devant eux leurs troupeaux. Quant au Zimbabwe, c’est une formation politique des XIVe et XVe siècles, représentée par des dizaines de forteresses bâties en pierre. Les premiers colons blancs en Afrique australe ont voulu croire que ces bâtisses spectaculaires avaient été abandonnées par des Phéniciens ou des Egyptiens, mais il n’en est rien : il y avait là, sur les hauts plateaux du Zimbabwe actuel, ainsi qu’au Botswana et au Mozambique, un pouvoir politique et économique puissant, fondé sur la capitalisation du cuivre et le commerce avec les pays étrangers. Le titre de notre ouvrage, de A comme Acacus à Z comme Zimbabwe, résume ces trajectoires historiques multiples qu’a connues l’Afrique. La chronologie est ample, mais la géographie aussi ?
Le livre couvre une chronologie large, de la préhistoire récente, 20 000 ans avant le présent, jusqu’au XVIIe siècle. Ces deux coupures chronologiques font sens : remonter deux cents siècles en arrière permet de montrer qu’il ne s’est pas «rien» passé en Afrique pendant que des descendants d’Africains peignaient Lascaux en Dordogne. Cela permet également de parler des chasseurs-cueilleurs et de montrer qu’ils ont une très longue histoire. S’arrêter au XVIIe siècle relève également d’un choix délibéré: celui de s’affranchir de la césure commode, mais factice, entre l’«histoire précoloniale» et l’histoire coloniale puis postcoloniale. En réalité, la documentation à partir de laquelle travaillent les historiennes et les historiens change de façon considérable aux alentours du XVIe ou du XVIIe siècle selon les régions du continent. Arrêter le curseur chronologique vers cette époque-là permettait de
mettre davantage l’accent sur de grandes formations politiques connues ou méconnues des périodes anciennes, notamment du Moyen Age, mais aussi sur les mouvements de population, les innovations économiques, les circulations de techniques comme les différentes métallurgies, celles du fer, du cuivre, de l’or. Ce sont des phénomènes profonds, amples, et qui constituent des aspects très originaux de l’histoire de l’Afrique. Sans parler des formes de cohabitation des sociétés : songez que les citadins de l’Afrique romaine cohabitaient avec les Berbères qui faisaient transhumer leurs troupeaux entre les montagnes et les plaines côtières. Ou que les grands royaumes, comme Aksum en Ethiopie ou Méroé au Soudan, ont toujours eu fort à faire avec les nomades pasteurs de vaches.
Quant à l’approche géographique large, c’était, là aussi, une façon de contrer l’image facile d’un Sahara formant une barrière entre Afrique «blanche» et Afrique «noire». Nous avons voulu montrer que cette barrière est relativement récente à l’échelle de l’histoire. Mais tenter de faire une synthèse de toute l’Afrique ne veut bien sûr pas dire que l’Afrique serait une civilisation et une seule. Là encore, cette représentation est un piège à déjouer. L’Afrique est un continent géographique, mais c’est plusieurs continents d’histoire, qui évoluent dans le temps et sont connectés les uns aux autres. Et connectés avec les mondes non africains. Dès le XIIe siècle, on trouve des porcelaines importées de Chine à Madagascar ou encore à Mapungubwe, le fameux site sud-africain du rhinocéros d’or. On a trouvé aussi dans un monastère éthiopien des monnaies kushanes, un empire grécobouddhiste d’Afghanistan au début de l’ère chrétienne. Toutes ces découvertes témoignent d’échanges commerciaux dans lesquelles des Africains jouaient bien évidemment un rôle, imposant leurs goûts et négociant les termes de l’échange. Quels sont les fausses représentations et les stéréotypes sur l’histoire de l’Afrique que combat votre livre ? Que l’Afrique n’ait pas d’histoire est bien sûr un stéréotype nuisible. Mais il y en a d’autres, qui parfois se veulent bienveillants : par exemple que l’Afrique n’ait qu’une seule histoire, qui pourrait se résumer à quelques épisodes glorieux. En réalité, la diversité, je dirais même la résistance à l’homogénéisation culturelle, l’inventivité politique, sociale, économique, sont un trait remarquable de l’histoire africaine. Un autre stéréotype est qu’il n’existerait pas de documentation disponible pour relater l’histoire des sociétés africaines. C’est tout à fait faux. Néanmoins, deux choses sont vraies. La première est que la documentation historique est exigeante : l’écrit existe (la diversité des systèmes d’écriture employés en Afrique depuis 4000 ans est même frappante), mais il est resté d’un usage limité dans toutes les sociétés, et il faut faire appel à d’autres documents, comme l’archéologie, l’oralité, les objets d’art ou encore la reconstruction des langues disparues. La seconde chose est que même si ces documents et ces connaissances sont connus des spécialistes, ils sont souvent très difficiles d’accès aux lectrices et aux lecteurs qui s’intéressent à l’Afrique ancienne. Notre livre répond à cette demande: rendre les connaissances accessibles, c’est-à-dire à la fois disponibles et d’un accès qui ne soit pas réservé à des spécialistes. Quels défis spécifiques doivent affronter les historiennes et les historiens pour travailler sur l’histoire de ce continent ? Le premier défi, c’est le travail collectif. Car du fait de la diversité de l’Afrique et de la variété des documents, il n’est aujourd’hui à la portée de personne de produire une synthèse sérieuse à elle toute seule. Pour ce livre, nous voulions aborder les domaines plus ou moins connus des lectrices et lecteurs, comme l’Ethiopie chrétienne et musulmane du Moyen Age, ou encore le Mali du sultan Mûsa au XIVe siècle, mais également des domaines moins ou pas connus, quoique pourtant remarquables, comme les royaumes de Kerma, voisin de l’Egypte dynastique, ou le Congo. Nous voulions également insister sur l’histoire connectée qui est celle de l’Afrique, par exemple l’islamisation de larges régions du continent au Moyen Age. Cela impliquait de parler des aspects attendus de l’histoire, mais aussi de montrer des choses inattendues car singulières. De ce fait, beaucoup d’aspects abordés dans le livre sont neufs, ne serait-ce que parce qu’ils procèdent de découvertes récentes. Le livre va parfois surprendre, par exemple lorsqu’il évoque les fresques des chrétiens de Nubie (au Soudan actuel) au premier millénaire de notre ère, des vestiges aujourd’hui engloutis sous les eaux du lac d’Assouan, ou encore les vaches scarifiées des sociétés pastorales d’Afrique de l’Est. Mais je suis convaincu que le désir de connaissance, qui est un désir de rencontre, s’accompagne de l’envie d’être surpris, voire parfois dérouté. Tout a été fait, en tout cas, pour accompagner les lectrices et les lecteurs dans le récit et à l’intérieur même des documents. Qu’il s’agisse de textes en diverses langues ou de monuments, mais aussi bien de cartes anciennes, de fragments de vaisselle, d’outils en pierre, de restes de plantes provenant de sites archéologiques, ou même de paysages actuels, nous avons cherché à montrer comment les historiennes et les historiens voient cela comme des documents qui nous permettent de reconstituer le passé. Quels sont les enjeux de l’histoire de l’Afrique dans les sociétés du XXIe siècle ? Le principal enjeu est de contribuer à faire davantage entrer les connaissances sur l’histoire de l’Afrique dans la grande conversation que nous entretenons aujourd’hui au sujet de notre passé. Par l’école, par nos lectures, au cours de nos voyages et de nos rencontres, nous faisons appel, selon les moments, à notre mémoire personnelle, à nos expériences collectives, à notre histoire nationale, à nos généalogies qui sont forcément multiples. Tout cela peut trouver sa place dans la conversation. Mais force est de reconnaître que l’histoire des sociétés africaines est souvent absente, parce que niée, caricaturée, ou tout simplement indisponible. Il serait pourtant utile que l’histoire de l’Afrique soit présente. Pas seulement pour réaffirmer que l’Afrique est entrée dans l’histoire, mais pour en saisir l’implication, à savoir que les sociétés africaines ont toujours été les contemporaines des autres sociétés du monde. Qu’elles ont été, selon les lieux et les époques, leurs voisines, leurs rivales, leurs victimes, leurs partenaires. Qu’elles ont en somme contribué à la fabrique de notre monde.