Hugo, Balzac et Proust relus et corrigés
Les bacs de livres d’occasion sont pleins de surprises. J’ai acheté ce volume relié de cuir il y a un an ou deux dans un vide-greniers en Bretagne, pour le prix d’un poche : Manuel illustré d’histoire de la littérature française, daté de 1929. C’est le nom des auteurs qui m’a décidé. Lanson et Tuffrau. J’ai reconnu Lanson : le professeur dont se moque Roland Barthes dans les écrits fondateurs de la nouvelle critique. Lanson le repoussoir, le ringard, le balourd. Le naïf qui pensait qu’on pouvait expliquer la vie d’un auteur à partir de son oeuvre. Et puis il y a quelques jours, voici que j’ouvre le volume et que j’en reste scié. C’est une critique d’un genre disparu. Une critique à la papa, remplie de son importance, agaçante, hautaine. Et en même temps, c’est alerte. C’est vif. C’est souvent merveilleusement juste. Lanson et Tuffrau assènent. Jugent. Inventorient. Les qualités. Les défauts. Tentent sans prendre de gants de nommer ce qui est peut-être le plus difficile et le plus intéressant à nommer : le caractère propre à chaque auteur. La singularité de son art. Ce que Francis Ponge aurait appelé, s’agissant de la figue, de l’orange ou du savon: sa qualité différentielle.
Un à un, les maîtres comparaissent, sont examinés, leurs forces et leurs faiblesses jaugées. Hugo: «Il a manqué évidemment de mesure: visant toujours au grand, il a pris l’énorme pour le sublime. Mais du moins son exécution n’a jamais trahi sa conception. C’est un prodigieux ouvrier.» Un chapitre sur Balzac s’intitule carrément «Les limites de l’oeuvre et sa puissance». Je m’imagine une seule seconde l’équivalent aujourd’hui, dans un manuel ou un essai. «Limites de l’oeuvre de Pierre Michon». «Limites de l’oeuvre de Patrick Modiano». Notre tête à tous. La Comédie humaine «est déparée par des défauts énormes qui sautent aux yeux. Absence de style. Absence de mesure. Prétention à la pensée. Absence totale du sentiment de la nature. Goût déplorable pour les pires invraisemblances. Incapacité absolue où se trouve son génie robuste et vulgaire de rendre les caractères délicats ou les moeurs raffinées. […] Une fois toutes ces réserves faites, on reste saisi de cette puissance créatrice : tous ces romans qui se relient, ces individus qu’on retrouve d’une oeuvre à l’autre à toutes les époques de leur carrière, ces familles qui se ramifient et dont on suit l’élévation ou la décadence, tout cela forme un monde qui donne la sensation de la vie. Tous les défauts disparaissent dans la grandeur de l’ensemble.» Peut-on mieux dire, en si peu de mots, de quoi est fait l’art de Balzac? Lanson et Tuffrau, par ailleurs, ont bon goût. Ils aiment presque sans réserve Stendhal, appellent la Vie de Henry Brulard une «autobiographie intrépidement sincère». Ils adulent «la fermeté, la netteté, la plénitude toutes classiques de Flaubert» – «depuis Malherbe on n’avait plus vu pareil éplucheur de syllabes». Et ils placent Proust audessus de tous les autres. Proust leur exact contemporain, dont les livres n’ont pas dix ans à l’instant où ils rédigent leur manuel : «Le texte de Proust est compact; l’intention, systématique chez l’auteur, d’établir à chaque seconde l’inventaire total de sa personnalité ou de celle des personnages en cause, donne lieu à bien des phrases surchargées, interminables, incorrectes parfois. Mais les qualités surpassent les défauts, et quiconque s’enfonce dans la forêt proustienne en est récompensé par les observations pénétrantes, exactement notées, par les impressions délicates ou ardentes qu’il rencontre à chaque pas». J’imagine un Lanson moderne qui se pencherait sur nos grands contemporains. Pas pour les bousculer ni les déboulonner – Lanson et Tuffrau ne rudoient qu’autant qu’ils admirent. Mais pour tenter de nommer le territoire de chacun. La spécificité de son monde. Le caractère immédiatement reconnaissable de ses livres. L’art d’Edouard Levé. L’art de Jean Rolin. L’art d’Annie Ernaux. Cela sans révérence. Avec la rudesse du vrai amour dont parlait Dubuffet (puisque je suis d’humeur à citer) : «Les vraies et profondes affections ne s’expriment pas en forme d’hymnes. C’est le citadin du dimanche qui joue les extasiés au sujet des primevères et des coquelicots. Mais le paysan, dont l’attachement à ses champs est affaire profonde et vitale, vous ne l’entendrez pas composer des odes. C’est maugréer, vitupérer, maudire sa terre, que vous le verrez faire. C’est la forme dans laquelle s’expriment les grands attachements.» • Cette chronique est assurée en alternance par Thomas Clerc, Camille Laurens, Tania de Montaigne et Sylvain Prudhomme.