Libération

La croisière s’abuse

- Par DIDIER PÉRON

«Pourtant je m’étais dit : “Abritons mon navire. Ne livrons plus ma voile au vent qui la déchire.”» Bruno Le Maire, qui aime à se définir comme écrivain et partage avec Emmanuel Macron le goût du texte, aura reconnu un passage d’une ode de Victor Hugo… Plus prosaïquem­ent, au journalist­e de Libération Lilian Alemagna, pour évoquer son naufrage à la primaire de la droite en 2016 (il avait rassemblé 2,38 % des voix), il médite à voix haute et a posteriori : «Quand on se prend un tel échec dans la gueule, on se dit : “Pourquoi continuer ?”» Oui, diantre, pourquoi ?! Tout le monde n’est pas égal devant ce type d’inflexions de l’esprit où soudain la vanité du monde vous saute à la figure. Car d’avoir touché le fond ne lui a pas du tout donné l’envie d’y rester. Retournant sa veste, ralliant Macron après l’avoir vilipendé, il est aujourd’hui un bon petit soldat. Ministre de l’Economie et des Finances, il est une des figures les plus en vue d’un gouverneme­nt Philippe qui à l’heure où nous tapons cette chronique

Csous la double emprise de l’impatience et de la vodka-kiwi est toujours en attente de remaniemen­t comme d’autres sont en attente d’un rein pour une greffe de survie. La photo a été prise par Thibaud Moritz le 21 septembre, lors d’une visite à Bordeaux du chantier naval de l’entreprise CNB Yacht Builders. On peut constater que Bruno Le Maire prend avantageus­ement la pose pour l’objectif tandis que son escorte à gauche de l’image contemple la scène avec ravissemen­t. La paire de baskets noires aux pieds du ministre par ailleurs classiquem­ent vêtu du costume de cadre sup-croquemort peut surprendre. Est-ce pour ne pas rayer le parquet? Le bateau n’est pas fini et on s’inquiète même un peu pour le pare-brise qui à l’air cassé ou taché. On est là sur de la belle ouvrage de croisière, pas un rafiot de pêche à la sardine. Le site internet de l’entreprise bordelaise insiste sur un savoir-faire peaufiné depuis trente ans: «La mer reste le dernier espace de liberté et il est entendu que c’est à chaque propriétai­re d’inventer la vie qui va avec son yacht CNB.» Eh oui fiston, faut pas croire, le mec qui cherche du taf doit inventer sa liberté pour traverser la rue et devenir garçon de café quand le type qui raque pour un yacht neuf, c’est pire, il a carrément une vie à extirper de l’adversité spéciale que la bonne fortune et des rentes confortabl­es ont placée vicieuseme­nt sur son chemin. Les biens matériels sont une charge pour ceux qui les acquièrent et la grande bourgeoisi­e porte sur ses épaules le lourd fardeau de désirs d’autant plus tenaillant­s que les satisfaire ne la comble jamais. Ceci dit, on n’est pas non plus sur du matos hollywoodi­en puisque la bête se négocie autour de 800 000 euros. Pour le modèle, CNB 66, la brochure tient à nous rassurer : «A l’extérieur, les deux zones farniente et manoeuvres sont clairement dissociées.» La France est moins bien rangée en un sens car persiste le soupçon qui plane sur les masses au chômage de s’être tranquille­ment calées sur le desk en mode OKLM pendant que les cols blancs surdiplômé­s et conquérant­s du nouveau monde s’activent en sueur, réglant la voile ou embraquant la contre-écoute sur le winch.

Au terme d’une semaine de conjecture­s à vide et de bruit de tuyaux entartrés sur les gagnants et perdants de la nouvelle mouture ministérie­lle, sur fond de crise de la macronie sans boussole, le calme plat de cette photo placide avec ce capitaine de la cale sèche, bien tanqué sur son axe, les yeux plissés vers l’horizon bouché, offre à qui sait la saisir, cette part de rêve dont, maudits Français dépressifs et râleurs, on s’est trop longtemps privés. •

 ??  ??
 ??  ?? Libération du 8 octobre.
Libération du 8 octobre.

Newspapers in French

Newspapers from France