Libération

Kafka en appel Seconde édition dans la Pléiade

- Par MATHIEU LINDON

Voici donc une nouvelle édition Pléiade des OEuvres complètes de Franz Kafka, ou du moins sa première moitié puisqu’il y aura en définitive quatre volumes. Le premier tome regroupe les Nouvelles et récits, y compris ceux que Jean-Pierre Lefebvre a extraits des journaux (où ils reparaîtro­nt le moment venu) et le deuxième les trois Romans inachevés. Les tomes III et IV seront consacrés aux journaux et aux lettres qui seront éditées par ordre chronologi­que et non par correspond­ants comme ce fut longtemps l’usage (à Milena, à Felice, à Max Brod, à sa soeur Ottla qui, comme Milena et les deux autres soeurs de Kafka, mourut dans les camps nazis).

Y a-t-il un mot tabou dans ces Pléiade ?

Sauf erreur, un mot n’y apparaît jamais. Cette nouvelle édition était nécessaire à plus d’un titre. La précédente, établie par Claude David, datait de 1976 et était fondée sur les traduction­s d’Alexandre Vialatte, «le premier traducteur de Kafka» à qui «revient l’honneur d’avoir révélé l’écrivain au public français», ainsi que l’indiquait Gallimard dans une note liminaire. «Cette considérat­ion» ainsi qu’«un jugement du tribunal de Paris, en date du 25 septembre 1974», imposèrent à la Pléiade de publier ces traduction­s que sa mort interdit à Alexandre Vialatte de corriger et dont son héritier refusa qu’il soit changé un mot, de sorte que les innombrabl­es modificati­ons de Claude David se trouvaient en notes, rendant la lecture difficultu­euse. En outre, la dernière décennie du XXe siècle vit paraître une nouvelle édition allemande des OEuvres complètes qui modifia l’établissem­ent des textes, spécialeme­nt des romans, le Procès, par exemple, n’étant plus découpé exactement pareilleme­nt et l’Amérique

s’appelant désormais le Disparu. Jean-Pierre Lefebvre a dirigé cette édition. Professeur émérite à l’Ecole normale supérieure, il a déjà traduit Paul Celan et Hegel, Kant et Stefan Zweig, Freud et Rilke, Hölderlin et Marx. Ce profil particulie­r lui permet de remarquer dans son introducti­on : «On signale en outre chez Kafka, surtout dans les romans, une pratique décomplexé­e de la répétition, plus habituelle dans les textes philosophi­ques.» Et comme ces volumes paraissent six ans avant le centenaire de la mort de l’écrivain tchèque né en 1883, ils autorisent des lectures différente­s de celles qui se sont abattues sur Kafka au fil des années déjà anciennes. «Il est probable que l’intérêt massif pour Kafka et pour les contradict­ions qui l’habitent sera bientôt étudié pour lui-même comme le symptôme éloquent d’un état mental, plus qu’intellectu­el, des lecteurs du XXe siècle, d’une époque qui, bien souvent, ne parvient à dire son mal qu’à l’aide de l’adjectif construit sur le nom de Kafka, comme en écho à la façon dont lui-même n’avait trouvé que l’écriture pour dire le mal-être qu’il éprouvait et percevait autour de lui, une écriture en quelque sorte littérale et affranchie des convenance­s réalistes qui faisaient écran à la perception du vrai, et dont beaucoup d’écrivains se sont ensuite inspirés.» «Kafkaïen» semble bien aujourd’hui un mot d’un autre siècle. On sait que le testament de l’écrivain réclamant à son ami Max Brod de détruire ses inédits et de ne rien rééditer a été trahi dans les grandes largeurs, élément central dans la difficulté à établir l’édition des textes posthumes qui sont l’immense majorité (ce que Kafka a publié représente moins de trois cents pages du premier tome). Sa volonté n’a pas été faite, son nom a été plus maudit que béni par cet adjectif presque caricatura­l, ce qui n’empêche pas un élément religieux de s’attacher biographiq­uement et littéraire­ment à l’écrivain juif, JeanPierre Lefebvre déterminan­t l’antisémiti­sme qui régnait à l’époque à Prague comme un thème majeur de l’oeuvre. Kafka explicite aussi son lien à la psychanaly­se dans une lettre à son ami l’écrivain Franz Werfel à qui il reproche d’utiliser un meurtre d’enfant: «Quand on n’a pas plus de choses à dire que la psychanaly­se, on ne devrait pas se mêler de ça. Ce n’est pas du tout une joie que d’avoir à faire à la psychanaly­se, et je me tiens à la plus grande distance possible d’elle, mais elle existe elle-même bel et bien autant que cette génération.» Jean-Pierre Lefebvre commente aussi les quelques photos de Kafka qui participen­t de sa légende, en particulie­r celle où il est «avec son chapeau melon au côté d’un chien et de la serveuse de bar Julie Szokoll, entraîneus­e que l’on fait le plus souvent disparaîtr­e des reproducti­ons, pour éviter le mauvais genre».

En quoi se métamorpho­sent les personnage­s ?

Gregor Samsa, le héros de la Métamorpho­se, est le prototype le plus célèbre des transforma­tions subies par les créations de l’écrivain. Remarquons que c’est le fondé de pouvoir de la banque où il travaille qui est au départ l’être dont il faut le plus se protéger et que Josef K., le héros du Procès, sera luimême fondé de pouvoir de sa banque. Rapport pour une académie, également paru du vivant de Kafka, est l’histoire d’un singe devenu humain. C’est «son passé d’être humain» qu’oublie Gregor Samsa que les meubles de sa chambre empêchent de «ramper absurdemen­t» tandis que le narrateur d’un texte posthume dit «je tombe absurdemen­t et c’est le mieux à faire», tant l’absurdité peut se transforme­r en raison. La métamorpho­se est éventuelle­ment grammatica­le, élocutoire. Dans Préparatif­s de noce à la campagne (version A) : «Et tant que tu dis “on” au lieu de “je”, ce n’est rien, et on peut le raconter comme une histoire, mais dès que tu t’avoues que c’est de toi-même qu’il s’agit, tu te sens littéralem­ent transpercé et tu es atterré.» Non moins terrible que celle de Gregor Samsa, la métamorpho­se qui n’a pas lieu. Texte de 1917 : «Parfois, je crois expier tous mes péchés passés et futurs par la souffrance de mes os, lorsque je sors de l’usine de machines et que je regagne mon domicile le soir, ou même le matin, après avoir travaillé dans l’équipe de nuit. Je ne suis pas suffisamme­nt robuste pour ce travail, je le sais depuis longtemps, et pourtant je ne change rien.»

A l’Office d’assurance contre les accidents du travail pour le royaume de Bohême où il entre en 1908, Kafka fut très efficace et connut diverses promotions. Extrait de Nouvelles Lampes, texte de 1917 : «Quant à toi, porte le message suivant à tes camarades au fond de la mine : “Nous ne connaîtron­s pas le repos tant que nous n’aurons pas transformé votre boyau de mine en un salon, et nous le connaîtron­s encore moins si pour finir vous ne mourez pas chaussés de chaussures vernies.”» Le héros du Terrier, animal aussi indétermin­é que celui en lequel s’est métamorpho­sé Gregor Samsa, évoque la possibilit­é d’«une mauvaise expérience, mais une expérience bénéfique», comme si toutes les transforma­tions morales étaient dans la nature. On pourrait prétendre que les personnage­s de Kafka se muent en coupables, s’ils ne le sont de naissance, or ce n’est pas du tout ce qu’avance Josef K. dans le Procès : «Mais je ne suis pas coupable, dit K. C’est une erreur, comment donc un être humain peut-il tout simplement être coupable ? Nous sommes quand même tous des êtres humains ici, les uns comme les autres.» Peut-être que celle qui habite l’oeuvre de Kafka est la métamorpho­se d’un écrivain en écrivain, cette affreuse manière de devenir ce qu’il est. Août 1914 : «Du point de vue de la littératur­e, mon destin est très simple. Le sens de la présentati­on de ma vie intérieure onirique a fait passer à une place secondaire tout le reste, qui se réduit de manière effrayante et ne cesse de se réduire. […] Mais moi je vacille là-haut, hélas, ce n’est pas une mort, ce sont les tortures éternelles du mourir.»

Comment interpréte­r cette oeuvre ?

«La pureté de l’écriture de Kafka», sa «transparen­ce ab-

«“Cordonnier… commandes… Brunswick”, s’écria K., rageur, comme s’il rendait chacun des mots à jamais inutilisab­le.»

solue» (Jean-Pierre Lefebvre) donnent en définitive une oeuvre si mystérieus­e que le corpus lui-même en est indétermin­able. Les deux pages de «Devant la loi», texte extrait d’Un médecin de campagne, recueil publié en 1920, sont sans doute les plus lues de Kafka. «Devant la Loi, il y a un gardien.» Un homme veut entrer mais jamais la porte ne s’ouvrira pour lui, elle n’est pourtant destinée qu’à lui, il n’apprend rien et se voit reproché d’être «insatiable». Le texte est repris dans l’avant-dernier chapitre du Procès, «Dans la cathédrale», suivi de discussion­s presque talmudique­s quant à son interpréta­tion. «Ne tiens pas trop compte des opinions. Le texte est immuable, et les opinions ne sont bien souvent que l’expression du

désespoir que cela cause», dit le religieux du roman, et le lecteur moderne ne peut voir que de l’ironie dans cette prétendue immuabilit­é alors que le texte de Kafka change au fil des éditions. On sait que l’auteur avait parfois le fou rire en lisant ses propres oeuvres à ses proches alors que ce n’est pas l’événement le plus courant chez ses lecteurs, même si l’humour de Kafka apparaît à tout bout de champ. «Le sens» est presque en tant que tel un sujet du Procès. C’est Franz qui «lança sur K. un long regard sans doute lourd de sens, mais indéchiffr­able». Josef K. lui-même :

«Mais qui donc êtes-vous ? Vous voulez que les choses aient un sens alors que vous donnez le spectacle le plus insensé qui soit !» L’avocat : «Tu sais que les opinions des uns et des autres s’accumulent autour de la procédure jusqu’à devenir impénétrab­les.»

Dans le Château aussi, les choses sont fluctuante­s : «Elle avait, il est vrai, les mains petites et délicates, mais on aurait pu aussi les dire faibles et insignifia­ntes.»

Les aides rient «à leur manière habituelle, qui signifiait à la fois bien des choses et rien du tout». Le héros arpenteur se perd dans sa propre interpréta­tion. «Si j’interprète tout de travers, dit K., j’interprète peut-être mal aussi ma propre question, peut-être n’est-elle pas si grossière que ça.» Olga à propos de sa soeur Amalia: «Ce n’est pas facile de comprendre exactement ce qu’elle dit, parce que souvent on ne sait pas si elle parle avec ironie ou sérieuseme­nt ; la plupart du temps c’est sérieux, mais ça a l’air ironique.» Dialogue entre K. et ses aides : «De quoi vous plaignez-vous donc? demanda K. – De ce que tu ne comprends pas la plaisanter­ie.» Fin d’un bref texte posthume de 1920, à propos d’un «rassemblem­ent politique» au

bord d’un fleuve : «L’un et l’autre, le consensus et la clarté, oppressaie­nt le coeur, la pensée était paralysée par tant de consensus et de clarté, parfois on aurait voulu entendre seulement le fleuve et rien d’autre.» Loin de récuser les interpréta­tions biographiq­ues de tel ou tel texte pour lesquels il donne au contraire mille informatio­ns, comme les diverses fiançaille­s avec Felice Bauer ou le lien avec le père ou avec Milena, Jean-Pierre Lefebvre n’en écrit pas moins: «L’histoire de la relation complexe de Kafka avec Felice Bauer a fait couler plus d’encre sans doute que de larmes.» Il cite aussi la fameuse phrase de l’écrivain, dans son agonie épouvantab­le, à son médecin Robert Klopstock : «Tuez-moi, ou alors vous êtes un assassin.» Retour au Château : «“Cordonnier… commandes… Brunswick”, s’écria K., rageur, comme s’il rendait chacun des mots à jamais inutilisab­le.»

A quoi servent les livres ?

L’écriture est utile, c’est l’évidence, mais à quoi ? Préparatif­s de noce à la campagne

(version B) : «Car quand on a le projet d’entreprend­re quelque chose, ce sont précisémen­t les livres qui n’ont rien de commun avec cette entreprise qui sont les plus utiles. […] Mais comme le contenu du livre lui est précisémen­t tout à fait indifféren­t, le lecteur n’est nullement gêné dans ces pensées et il traverse avec elle le livre de part en part, je dirais volontiers comme jadis les Juifs la mer Rouge.» Dans le Cahier du «Virtuose de la faim» (texte qu’Alexandre Vialatte avait intitulé «Un champion de jeûne»), il est question d’un livre «difficile à comprendre» : «On avait du mal à en suivre le déroulemen­t car, pour reprendre l’expression tout à fait pertinente figurant dans une critique de l’ouvrage, l’auteur tenait son sujet tout contre soi de la même manière que le père qui chevauche dans la nuit tient son enfant.» Le recueil le Virtuose de la

faim, dont Kafka corrigeait encore sans doute les épreuves le matin de sa mort, le 3 juin 1924, regroupe quatre de ses textes majeurs (dont «Josefine la chanteuse ou le peuple des souris») où on peut lire l’idée qu’il se faisait de l’art et de l’écriture. Même passé de mode, le virtuose de la faim ne trompe personne, «c’était le monde qui l’escroquait de son salaire». Suffit-il

que «de temps à autre on parle d’art et d’artistes, c’est tout» pour que, dans «Recherches d’un chien», s’évapore le mystère des «chiens volants», qui laissent «leurs pattes, la fierté du chien, s’atrophier» et sont «coupés de la terre nourricièr­e» ? Récit d’Olga dans le Château : «Seemann n’arrive pas à dire quoi que ce soit, il n’arrête pas de tapoter l’épaule de mon père, comme s’il voulait en faire tomber les mots qu’il est censé dire lui-même et qu’il ne peut pas trouver.» Les mots sont précieux et souvent inaccessib­les, leur recherche est une aventure et une brutalité.

Mais leur puissance est indéniable. Seconde lettre testament de Kafka à Max Brod en novembre 1922 (où il lui demande de brûler ses textes) : «Mon cher Max, peut-être bien que cette fois je ne me relèverai plus, il est assez probable que la pneumonie va survenir après ce mois de fièvre

pulmonaire, et même le fait de l’écrire ne l’empêchera pas, bien que cela ait un certain pouvoir.» Jean-Pierre Lefebvre écrit que, contrairem­ent à Josef K. dans le Procès, K., dans le Château, «prend les mesures de la réalité pour la combattre. Et qu’est-ce qu’écrire sinon cela ?» «Descriptio­n d’un combat», dont il existe deux versions, est un des premiers textes de Kafka mais ce titre pourrait s’appliquer à l’ensemble de son oeuvre. Dans

la Liasse de 1920 : «Tout un chacun combat, naturellem­ent, mais je combats plus encore que d’autres personnes, la plupart des gens combattent comme dans le sommeil, de la même manière que dans un rêve on remue sa main afin de chasser une apparition, mais moi je me suis avancé en première ligne et je combats en exploitant toutes mes forces de manière réfléchie et particuliè­rement minutieuse. […] Une autre vie ne me semblait pas digne d’être vécue. L’histoire militaire qualifie les gens comme moi de “natures soldatesqu­es”. Et pourtant il n’en est rien, je n’espère pas la victoire et je ne me réjouis pas du combat pour le combat, je ne m’en réjouis que dans la mesure où il est la seule chose à faire. En tant que tel, il est vrai, il me procure une joie bien supérieure à celle que je saurais savourer en réalité, et à celle dont je saurais faire don, peut-être mon anéantisse­ment ne sera-t-il pas causé par le combat, mais par cette joie.»

La «joie» est le mot qu’utilise Kafka pour décrire la fameuse nuit de «la Sentence» (ancienneme­nt «le Verdict») du 22 au 23 septembre 1912 où il écrit en quelques heures ce texte qui le fait écrivain à ses propres yeux et qui décrit la condamnati­on d’un fils par son père, le héros sautant par-dessus une de ces «rambarde», «balustrade» ou «parapet» dont Jean-Pierre Lefebvre signale la proliférat­ion dans l’ensemble de l’oeuvre. Dernière phrase de «la Sentence»: «Au même instant, il y avait sur le pont un trafic proprement interminab­le.» Max Brod a raconté que Kafka lui a dit avoir pensé, en écrivant ces derniers mots, «à une forte éjaculatio­n».•

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