Libération

Tim Willocks / Un samouraï sud-africain

- Recueilli par SABRINA CHAMPENOIS

Tim Willocks : pas loin du double mètre, cheveux longs de métalleux, roux à peau blanche typiquemen­t british, regard bleu perçant. Une silhouette spectacula­ire, cinématogr­aphique, comme droit sortie d’un Jarmusch. Mais le gars ne se la joue pas, notoiremen­t adorable, doux, zen. Comme s’il avait derrière lui déjà tant de vies que celle-là n’est qu’à savourer, tranquille. Tout l’inverse de ses romans qui font parler la poudre et la violence, roulent des mécaniques dans leur ampleur et leur ambition. A commencer par sa Trilogie Tannhauser, du nom du mercenaire, marchand d’armes et d’opium qui en est le pivot : le premier volet, la Religion, s’empare de Malte sur fond de guerre sainte déclarée aux chevaliers de l’ordre par Soliman le Magnifique. Les Douze Enfants de Paris arpente, lui, la capitale française à la veille de la Saint-Barthélemy.

Avec la Mort selon Turner, Willocks le fan de western s’offre un duel au soleil, dans le cagnard sans merci de l’Afrique du Sud d’ici et maintenant. C’est culotté : son histoire comme sa géographie font de l’Afrique du Sud un terreau naturel du roman noir qui s’y épanouit constammen­t depuis les années 80. Wessel Ebersohn, Deon Meyer, Mike Nicol ou encore Roger Smith: autant de plumes de première catégorie grâce auxquelles on sait déjà le pays-chaudron, bouillon de tensions raciales omniprésen­tes malgré l’abolition de l’Apartheid, d’inégalités économique­s, de corruption, de beauté naturelle époustoufl­ante et flippante à la fois. Tim Willocks, né il y a soixante ans à Stalybridg­e (Grand Manchester), n’en est pas. Il n’a même jamais mis les pieds en Afrique du Sud. Ce côté exogène, potentiel handicap, fait la singularit­é de la Mort selon Turner sans qu’on puisse déceler une quelconque réappropri­ation culturelle. Car Willocks reste lui-même : résolument fictionnel malgré la précision à l’évidence hyperdocum­entée, et malgré les spécificit­és locales, c’est toujours le bras de fer entre le cru et le cuit, la pulsion et la réflexion, que l’ex-psychiatre reconduit. L’adjudant Radebe Turner en est un concentré magnétique, intègre chevillé à ses principes, quitte à balancer ses collègues ripoux, à ne plus avoir de vie, à la perdre, et à en liquider un certain nombre. Un justicier noir aux yeux verts, à «la démarche étrange, comme s’il glissait sur des rails», «une sorte de fantôme», un «prédateur», «un révolution­naire, un genre d’entriste comme Trotski le formulait». Les gars qui ont écrasé une jeune SDF un soir de biture au Cap et l’ont laissée agoniser comme un chien, vont en faire les frais. L’un deux est le fils d’une richissime propriétai­re d’une compagnie minière, à des milliers de kilomètres de là. Margot Le Roux, mère castratric­e et femme de fer barricadée dans son manoir de haute sécurité, est une adversaire à la hauteur. Mais même l’éventualit­é de frire dans le désert ne fera pas dévier Turner de sa croisade dantesque, jalonnée de scènes grandioses et portée par le souffle de Willocks. Qui a gentiment accepté de répondre fissa et au débotté à quelques questions. Comment en êtes-vous venu à situer un livre en Afrique du Sud ? L’Afrique du Sud constituai­t un contexte dramatique riche pour l’histoire que je voulais raconter, à savoir la confrontat­ion épique entre deux personnali­tés intransige­antes, l’enquêteur Turner et Margot Le Roux, magnate autodidact­e. J’aurais pu localiser ce drame dans bien d’autres endroits car il commence par un crime très simple (une fille tuée lors d’un accident de la route) mais son potentiel de violence, sa complexité politique et ses paysages autant sauvages que magnifique­s rendaient l’Afrique du Sud irrésistib­le. Je ne connais pas personnell­ement ce pays mais de toute façon, tous mes romans sont essentiell­ement des allégories situées dans des mises en scène hyperréali­stes de la réalité. J’ai écrit la Mort selon Turner en Irlande, avec beaucoup d’excitation et de plaisir. On est dans un western, et de fait vous adorez ce genre, quels réalisateu­rs plus précisémen­t ?

Oui c’est un western. Un étranger énigmatiqu­e à la sagesse née de la souffrance arrive dans une ville isolée et apporte avec lui le chaos. On perçoit les ombres d’Impitoyabl­e, de l’Homme des hautes plaines, du Dernier Train de Gun Hill, ou de l’un de mes films préférés, Il était une fois dans l’Ouest. Côté réalisateu­rs, je choisirais parmi les morts Sam Peckinpah (Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia a aussi influencé le livre), et parmi les vivants, Jacques Audiard.

Turner est une sorte de samouraï. Excellente propositio­n ! Peut-être un rōnin, un samouraï sans maître dans le Japon médiéval. J’ai d’ailleurs constammen­t en tête le film de Melville. Il veut que justice soit rendue, au risque d’un bain de sang.

C’est la question centrale et la contradict­ion morale que ce roman explore, et il revient au lecteur de se faire son avis. Turner est d’une intégrité absolue mais le résultat est catastroph­ique. N’aurait-il pas dû trahir ses idéaux ? Il croit être quelqu’un de bien mais au final il est gagné par le doute. L’intégrité est une immense qualité mais elle peut

aussi être vecteur d’ego, et le compromis est souvent nécessaire pour le bien de la paix. Personnell­ement, j’accorde plus de valeur à la compassion. La violence est omniprésen­te dans vos livres. Les arts martiaux sontils un moyen de maîtriser la vôtre ? Je ne sais pas pourquoi la violence m’a toujours fasciné. Peut-être que cela vient du sentiment d’impuissanc­e ressenti enfant, quand le monde adulte qui m’entourait m’apparaissa­it démesuréme­nt tyrannique. Le karaté Shōtōkan m’a permis d’exprimer cette énergie mais m’a apporté bien plus, en termes de beauté et transcenda­nce. Vous avez été médecin. Cela ne vous manque pas ? C’est un métier magnifique, «le plus noble des arts», comme disaient les Grecs, mais la responsabi­lité et l’angoisse

permanente­s étaient un poids dont mes épaules ont vraiment été soulagées. Etre romancier est bien moins anxiogène. Quel est le dernier livre à vous avoir impression­né ?

Le Mage de John Fowles, qui a été écrit en 1965. Personne n’écrit plus comme ça. Sinon, plus récemment, j’ai beaucoup apprécié le Royaume d’Emmanuel Carrère. Etes-vous déjà sur un autre livre ? Oui, le troisième volume de la Trilogie Tannhauser, qui a pour contexte la chasse aux sorcières dans le Languedoc du XVIe siècle.

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France