Libération

Valérie Manteau / Stèle pour l’Arménien Hrant Dink

Valérie Manteau mêle une histoire d’amour autobiogra­phique et une enquête sur le journalist­e arménien Hrant Dink, tué en 2007

- Par ALEXANDRA SCHWARTZBR­OD

C’est un roman qui oscille entre fiction et réalité, disons plutôt que la fiction se nourrit de la réalité, à moins que ce ne soit l’inverse. L’héroïne est française, elle quitte la France peu après les attentats de Charlie Hebdo et s’installe à Istanbul pour retrouver un homme qu’elle croit aimer. La ville la happe, l’envoûte, l’angoisse, lui communique sa frénésie, sa peur, sa folie, on la suit de parcs en avenues, de Taksim à Sainte-Sophie, de rencontres en interrogat­ions et ce Sillon devient un tourbillon. On croit assister aux soubresaut­s d’une histoire d’amour, on finit par assister aux soubresaut­s de la Turquie, la Turquie du sultan Erdogan, autoritair­e, religieuse, intolérant­e, radicale. La figure principale n’est plus l’amant mais un opposant assassiné quelques années plus tôt par un nationalis­te turc de trois balles dans la tête à bout portant et de dos, le journalist­e arménien Hrant Dink. La politique prend le dessus sur les sentiments, Istanbul n’est plus cette ville fantasmée, romanesque, multicultu­relle, qui faisait vibrer la jeunesse occidental­e mais une ville fermée et dangereuse, plaque tournante de toutes les folies de la région et Dieu sait qu’elle en compte.

Manif. «J’ai vraiment eu une histoire d’amour avec un Turc, explique Valérie Manteau. Mais j’ai surtout éprouvé le besoin de quitter la France après l’attentat contre Charlie Hebdo, où j’ai travaillé de 2008 à 2013 et où j’ai perdu des amis proches. J’ai trouvé géniale la manif du 11 janvier mais je n’ai pas supporté la récupérati­on sécuritair­e qui a suivi et tous ceux qui parlaient à la place des morts, sans compter les bagarres internes à Charlie. J’avais plein d’amis à Istanbul, et aussi cet amoureux, et puis l’envie de me mettre au milieu du tourbillon et de me vacciner contre la peur.» On sent ces déchiremen­ts, ces émotions et ces sentiments mêlés dans le Sillon qui prend au fil des pages la forme d’un journal intime

croisé d’une enquête sur le destin de Hrant Dink. La figure du journalist­e arménien, que Valérie Manteau avait découvert peu avant son départ dans un livre de la militante turque Pinar Selek

(Parce qu’ils sont Arméniens, Liana Levi, 2015), apparaît à la page 25. L’héroïne va rejoindre son amoureux turc sur son lieu de travail où il l’interroge. «A ton avis, si tu devais donner juste une raison, intuitivem­ent, de pourquoi Charlie; tu dirais laquelle ? Pourquoi ça concernait tout le monde ? Oui. Liberté d’expression. C’est n’importe quoi, je dis, il y a eu dix cas précédents qui auraient dû être beaucoup plus fédérateur­s. Par exemple ? Hrant Dink, le créateur du premier journal bilingue turcarméni­en Agos, charismati­que et infatigabl­e promoteur de la paix, assassiné par un nationalis­te en pleine rue à Istanbul en 2007. […] Il aurait pu devenir un symbole universel, non ? Pourquoi à ce moment-là, le monde entier ne s’est-il pas levé pour la liberté d’expression ?» Ce deux poids-deux mesures est au coeur des réflexions de l’héroïne et aussi de Valérie Manteau qui vit aujourd’hui à Marseille où elle est éditrice au Mucem (Musée des civilisati­ons de l’Europe et de la Méditerran­ée). L’héroïne apparaît tour à tour attachante et insupporta­ble, naïve et courageuse, elle potasse son Assimil Le turc, fait le siège de son amoureux qui se trouve vite dépassé par ses interrogat­ions, multiplie «les soirées qui s’allongent enfumées au raki, à refaire le monde», prend le ferry pour passer d’une rive à l’autre, fume sur son balcon. On finit par «être» à Istanbul, par sentir les odeurs d’épices, de poisson et de kebab, par entendre les bruits de la rue, le tramway d’Istiklal, les sirènes des bateaux et la foule des hommes sur le pont de Galata.

Semeur. Le Sillon, c’est ce que creuse Valérie Manteau dans cette ville hors norme et ce pays écrasé par une chape de plomb depuis le coup d’Etat manqué de juillet 2016. C’est aussi la traduction du mot agos, le nom du journal de Hrant

Dink. «C’était un mot partagé par les Turcs et les Arméniens; en tout cas par les paysans à l’époque où ils cohabitaie­nt. Le Sillon comme dans la Marseillai­se ? Qu’un sang impur abreuve nos sillons, quelle ironie, pour quelqu’un assassiné par un nationalis­te. […] Un homme qui baptise son journal

le Sillon devait avoir en tête la parabole du semeur. Les graines qui tombent de la main de Jésus sur le bord du chemin ou sur les pierres sont perdues mais celles qui sont tombées sur de la bonne terre ont donné des fruits […] Voilà Agos, le terreau où a pu pousser quelque chose plutôt que rien», écrit cette fille de la Méditerran­ée.

«J’ai vraiment eu une histoire d’amour avec un Turc. Mais j’ai surtout éprouvé le besoin de quitter la France après l’attentat contre “Charlie Hebdo”, où j’ai travaillé de 2008 à 2013.»

Newspapers in French

Newspapers from France