Libération

Alain Mabanckou / «Pourquoi ça marche»

Des nouvelles du Sud-Coréen Kim Un-su, avec losers, canapé et fleurs séchées

- Par CLAIRE DEVARRIEUX

Deux garçons et une fille, un vendredi soir, sont pris au piège dans la chambre forte d’une banque. «Prisonnier­s de la chambre forte» est d’ailleurs le titre de la nouvelle, la deuxième du recueil de Kim Un-su, Jab !, qui ne compte que des losers, mais des losers d’une certaine manière victorieux puisqu’ils ont le dernier mot. Grâce à la fille, une employée, les garçons ont pu obtenir clés, codes et infos sur le système de sécurité. Mais ça ne leur sert à rien d’avoir réussi le casse du siècle : la fille, en dansant de joie, a donné un coup de pied dans la porte. Qui s’est refermée. Que faire ? Attendre la police. Mais encore ? Le narrateur suggère le viol, mais son acolyte, cambrioleu­r de père en fils, ne mange pas de ce pain-là. Pour tuer le temps, il préfère jouer. Avec quoi ? Il finit par trouver un dé en or dans un des coffres. Le narrateur ne pense plus qu’à tirer le six quand il lance le dé. Il a pour cela de bonnes raisons. Le héros de la nouvelle-titre, «Jab !», est moins un voyou qu’une «tête de mule». En classe, il se distingue par son manque d’ambition. Puni pour avoir refusé de comprendre pourquoi il devait s’excuser –son professeur de morale le giflait injustemen­t, il l’a bousculé afin que ça cesse–, le lycéen doit revenir chaque samedi faire le ménage. Jusqu’à la fin de sa scolarité, il revient au lycée le samedi, de son plein gré, même après que le professeur a préféré l’inviter à déjeuner afin de présenter lui-même des excuses. Fréquenter le club de boxe où il a appris la technique du jab bien frappé l’a aidé. Onze ans plus tard, il croise l’enseignant sur une aire d’autoroute. Pas trop le temps de bavarder. Il est routier, son propre patron. Il transporte un chargement fragile: «Un camion de poissons vivants, ça se conduit à vitesse constante, ni trop lentement, ni trop vite. Si on accélère pour rattraper un retard l’eau du réservoir s’agite et le stress tue des poissons. Ceux qui sont morts contaminen­t l’eau et les autres meurent à leur tour. Le dommage est énorme.» Il n’a plus le temps non plus de lancer des jabs. N’a-t-il pas le sentiment d’être bourré de coups de poing à longueur de journée ? Oui, mais on ne cogne pas sur un système.

Le recueil est plein de détails – livrés en passant, sans insister – sur le sort du travailleu­r coréen, exploité, accablé de dettes et de tracasseri­es diverses. Kim Un-su, dont les Editions de l’Aube, en 2016, ont publié un surprenant roman policier, les Planificat­eurs, pousse parfois la cocasserie jusqu’à l’absurde. Dans «L’Atelier d’écriture», le gratte-papier d’une boîte d’emballage se voit contraint sous la torture d’avouer un crime qu’il n’a pas commis. Il est bientôt en mesure de rédiger «une déposition irréprocha­ble» en toutes circonstan­ces. Le narrateur de «Fleurs séchées» ne comprend pas pourquoi son amie d’enfance s’est suicidée – elle était désespérée, seule, alcoolique, couchait avec n’importe qui – de manière générale, entouré de morts volontaire­s, il ne comprend pas qu’on en finisse avec la vie, à part chez les Inuits, bien sûr. «Heureuseme­nt, j’étais occupé, j’avais des journées bien pleines.» Et de décrire un emploi du temps infernal. Pas de ça dans «Le canapé», où un illustrate­ur coule des jours et des nuits paisibles. Il n’est pas sorti de son quartier depuis onze ans, sauf pour aller chercher son passeport et un billet d’avion (il a laissé sa compagne s’envoler sans lui). Il a récupéré sur le trottoir un magnifique canapé en cuir de buffle, jusqu’au moment où il s’est aperçu qu’il prenait trop de place. L’histoire est racontée du point de vue de l’ami insomniaqu­e à qui l’illustrate­ur fait appel pour redescendr­e le canapé. Au terme de quoi l’insomniaqu­e rentre dormir chez lui, après avoir acheté un aquarium à son poisson rouge. Apparaît ici une philosophi­e, qui vaut pour l’ensemble du recueil : quitte à vivre comme un poisson rouge, mieux vaut un aquarium qu’un bocal. «L’Estuaire», pour finir, est un modèle de mansuétude. Un universita­ire que l’alcool a détruit, qui a perdu jusqu’à l’affection de ses proches, vient s’échouer dans une chambre au bord de la mer. Il a subi trois cures de désintoxic­ation. Se remet à boire illico. Descendu à l’aube avaler au goulot le soju de sa logeuse, il voit celle-ci lui apporter un plat de palourdes : «Que vous buviez, ça vous regarde, mais ici, on ne boit pas à jeun.» • KIM UN-SU JAB !

Traduit du coréen par

Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet. Serge Safran éditeur,

214 pp., 17,90 €.

Philosophi­e, qui vaut pour tout le recueil : quitte à vivre comme un poisson rouge, mieux vaut un aquarium qu’un bocal.

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PHOTO V. DURRUTY. GAMMA RAPHO. GETTY A Pointe-Noire, où naquit Alain Mabanckou en 1966.

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