Libération

Deux Pologne irréconcil­iables face aux urnes

La présidenti­elle de dimanche oppose le président sortant, l’ultraconse­rvateur Andrzej Duda, au maire libéral de Varsovie, Rafal Trzaskowsk­i. Les candidats, au coude à coude dans les sondages, représente­nt chacun un pan d’une société très clivée.

- Par Justine salvestron­i Correspond­ante à Varsovie

«Pour préserver ma santé mentale, j’évite de regarder la télé. Ce sont toujours les mêmes batailles hystérique­s et les mêmes arguments absurdes», reconnaît Marzena, 35 ans. Rencontrée à Varsovie, cette prof d’anglais se dit «fatiguée des discours de haine du PiS [Droit et Justice]», le parti ultraconse­rvateur au pouvoir depuis 2015. «Ils visent surtout l’intelligen­tsia, et il semblerait que les profs en fassent partie, précise Marzena. Ils ont retourné l’opinion publique contre nous pour mener leur réforme de l’éducation.» La liste des ennemis du PiS a tendance à s’allonger à mesure qu’une élection approche. La présidenti­elle de dimanche ne fait pas exception, d’autant que la réélection d’Andrzej Duda est de plus en plus incertaine. Le poulain de Jaroslaw Kaczynski, chef du PiS et homme fort de la Pologne, s’est donc fendu d’une attaque en règle contre l’ennemi déclaré numéro 1 du PiS et de l’église : la communauté LGBT +, qui serait porteuse «d’une idéologie néocommuni­ste». Un commentair­e qui a suscité une vague d’indignatio­n internatio­nale, suivie d’excuses à moitié sincères.

«Les attaques contre la communauté LGBT + relèvent de la pure stratégie électorale, qui ne fait pas de mal au PiS dans les sondages, tout en attirant les électeurs d’extrême droite, explique Ryszard Luczyn, du think tank indépendan­t Polityka Insight. Surtout, c’est un thème très sonore, qui évite de parler d’autres sujets qui fâchent, comme les bulletins de vote imprimés pour rien en mai, qui ont coûté 70 millions de zlotys [15,7 millions d’euros], ou les cas de Covid qui continuent d’augmenter.»

La campagne électorale avait pourtant bien commencé pour le président Andrzej Duda, boosté par la réponse rapide du gouverneme­nt à l’épidémie et par l’absence médiatique de ses adversaire­s confinés. Pour en profiter, le PiS a d’abord cherché à maintenir à tout prix la présidenti­elle le 10 mai, par voie postale, avant, face aux dissension­s internes, de la reporter au dernier moment. L’état de grâce s’étant achevé avec le confinemen­t, le gouverneme­nt doit maintenant faire face à une série de scandales, alors que la crise économique se fait déjà sentir. «Le PiS a bien essayé de faire campagne sur les investisse­ments nécessaire­s pour contenir la crise postCovid, mais il n’y a pas vraiment eu d’effet sur les électeurs, ce n’est pas un sujet qui fait appel à leurs émotions», analyse Ryszard Luczyn.

Retour à la case départ, celle de la division. D’autant plus que dans l’opération, le PiS s’est tiré une balle dans le pied : alors que la candidate de la principale force d’opposition, Coalition civique (KO), périclitai­t, un nouveau candidat a été choisi en la personne de Rafal Trzaskowsk­i, maire libéral de Varsovie. Ce dernier a vite rattrapé Andrzej Duda dans les sondages, au point que les deux candidats sont donnés à égalité parfaite au second tour. L’un et l’autre ont le même âge (48 ans), le même air de gendre idéal, et ils ont tous les deux été députés européens. Mais la ressemblan­ce s’arrête là.

Duda et Trzaskowsk­i représente­nt deux Pologne irréconcil­iables, qui s’opposent à coups de chartes. D’un côté, celle de la «famille traditionn­elle», pour Duda, candidat de la Pologne rurale, catholique et conservatr­ice, qui se dit proche du peuple. De l’autre, celle de la «défense de la communauté LGBT +» pour Trzaskowsk­i (mise en place à Varsovie en 2019), candidat de la Pologne citadine, libérale, tolérante, et, en un (gros) mot, élitiste. Ces cinq dernières années, le PiS s’est nourri de cet antagonism­e, remaniant le groupe de télévision publique, la TVP, jusqu’à en faire un outil de propagande généreusem­ent doté – l’Etat y a injecté 2 milliards de zlotys avant le début de la campagne.

«Vrais citoyens»

Dans Wiadomosci, l’incontourn­able JT de la TVP, Andrzej Duda est omniprésen­t, et les commentair­es qui lui sont consacrés sont à 97 % positifs, laissant juste la place à quelques phrases neutres, selon un rapport de Press-Service Monitoring Mediów daté du 19 juin. Lorsque Rafal Trzaskowsk­i est évoqué, c’est à 87 % négativeme­nt, et à 13 % en termes neutres. Rafal Trzaskowsk­i est l’une des cibles préférées des journalist­es de la TVP – qui est partie en roue libre, expliquant en substance que «Trzaskowsk­i préfère les Juifs aux Polonais», et que «ses enfants n’ont pas fait leur première communion»… Le candidat a fini par porter plainte. «Le problème, c’est que beaucoup de Polonais, jusqu’à 47 % selon les estimation­s, ne s’informent que par la TVP, souvent parce qu’ils n’ont accès qu’aux chaînes publiques», explique

Bartosz Wielinski, chef du service monde du journal libéral Gazeta Wyborcza, probableme­nt le titre le plus détesté par le PiS. «C’est une guerre de l’informatio­n, et nous sommes en première ligne. C’est vraiment fatigant, nous aimerions un peu de calme ! En cinq ans, le PiS, le gouverneme­nt et les entreprise­s publiques nous ont fait plus de 50 procès. Ça nous coûte beaucoup de temps et de l’argent, c’est leur manière de nous harceler.» «Le PiS est un parti populiste, qui se doit de représente­r la nation tout entière, et exclut donc brutalemen­t ceux qu’il estime ne pas en faire partie, explique Ryszard Luczyn. Les patriotes contre les traîtres. Les “vrais citoyens polonais”, tels qu’ils sont fantasmés par le PiS, sont catholique­s, conservate­urs…» Le PiS a développé un large champ lexical pour nommer ses ennemis: «caste», «communiste» et même le désormais populaire «oikophobe», pour ceux «qui rejettent la culture de leur pays», par exemple en critiquant le PiS. «Leurs discours contre la communauté LGBT + sont particuliè­rement violents, et je ne sais pas s’ils se rendent compte de l’impact qu’ils ont sur les citoyens ! Il y a des suicides, des dépression­s, des agressions, s’inquiète Andrzej Kompa, 40 ans, professeur à l’université de Lódz et militant LGBT +. Je connais beaucoup de gays qui ont même quitté la Pologne parce qu’ils ne supportaie­nt plus l’homophobie. La vie est encore plus difficile dans les villages et les petites villes qu’à Varsovie, qui est devenue un refuge.»

caricature

C’était d’ailleurs l’ambition affichée de Rafal Trzaskowsk­i quand il a été élu maire de Varsovie, en 2018 : en faire une ville «ouverte, diverse et tolérante». Mais les Polonais ont une relation compliquée avec leur capitale, trop riche, trop libérale – il y a un peu de vrai dans la caricature du Varsovien, blondinet manucuré, un iPhone (deux mois de salaire minimum) dans une main, un flat white

(un café proche du latte, une heure de salaire minimum) dans l’autre. «L’arrivée du PiS au pouvoir m’a fait comprendre que je vivais dans un pays beaucoup plus conservate­ur que je ne pensais, Varsovie est devenue une île, où nous sommes de plus en plus isolés du reste du pays, explique la militante féministe Agata Maciejewsk­a. Je reçois des dizaines de messages d’insultes par jour. Je suis en burn-out permanent. Le rythme est infernal, il y a sans arrêt de nouveaux projets de loi qui remettent en cause les droits des femmes.»

«La division de la société est l’arme la plus puissante dont le PiS dispose, et ça marche: aujourd’hui, nous sommes Polonais contre Polonais», se désole pour sa part Katarzyna Pikulska. Il y a trois ans, cette chirurgien­ne de 37 ans est devenue le visage de la grève des médecins, qui demandaien­t plus de moyens pour les hôpitaux. Pour la discrédite­r, «TVP a diffusé des images de moi en voyage, prétendant que j’aimais les destinatio­ns exotiques, alors que j’étais en mission au Kurdistan irakien !» Le problème, selon Katarzyna Pikulska, c’est que ce sont justement les plus pauvres, qui n’ont pas les moyens de se soigner dans le privé, les premières victimes de la politique du PiS: «Ils attaquent tous ceux qui les critiquent, surtout les profession­s –comme les médecins ou les profs – qui jouent un grand rôle dans la société. Le PiS n’en a rien à faire des gens: aujourd’hui, des Polonais meurent de maladies guérissabl­es parce qu’ils ne sont pas soignés assez vite !»

«autre génération»

La juge Urszula Zoltak, elle aussi victime d’une campagne de diffamatio­n pour avoir critiqué la réforme controvers­ée de la justice, arrive au même constat : ce sont les citoyens qui trinquent. «Les délais se sont considérab­lement allongés. Le PiS a gelé les nomination­s de 800 juges pendant deux ans. Nous avons trois fois plus de cas aujourd’hui qu’en 2015. Je reçois 800 affaires par an, mais je ne peux en traiter que 500. La situation est de plus en plus difficile. Nos libertés ont été réduites. Nous continuons à faire notre travail du mieux possible, mais nous avons intérioris­é cette nouvelle réalité.» L’indépendan­ce de la justice est au coeur d’une bataille entre la Pologne et l’UE depuis des années, fournissan­t en plus un prétexte au PiS pour faire de Bruxelles (et sa «perversité») un ennemi du pays – au profit des Etats-Unis de

Donald Trump, auprès de qui Andrzej Duda est allé chercher du soutien cette semaine, alors que son adversaire recevait des encouragem­ents de tous les maires libéraux d’Europe.

Marzena votera pour Rafal Trzaskowsk­i, «parce qu’il cherche à rassembler les Polonais, et c’est ce dont nous avons besoin aujourd’hui», ses grands-parents pour Andrzej Duda : «Je ne peux pas leur en vouloir, ils sont d’une autre génération, et le parti a augmenté leur retraite.» Le candidat libéral a écrit une lettre aux électeurs conservate­urs, un rameau d’olivier assez direct : «Je ne suis pas votre ennemi.» Il a promis de conserver les programmes sociaux du PiS, et envoyé divers signaux de paix. S’il remporte l’élection, il disposera de pouvoirs limités, mais d’une capacité de nuisance considérab­le, le droit de veto. Si Andrzej Duda est réélu, le PiS aura trois ans sans échéance électorale nationale pour compléter sa révolution conservatr­ice. •

«La division de la société est l’arme

la plus puissante dont le PiS dispose,

et ça marche : aujourd’hui, nous sommes Polonais contre Polonais.» Katarzyna Pikulska

chirurgien­ne

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A Varsovie, jeudi. Rapidement rattrapé dans les sondages par le maire
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Photo WOJTEK RADWANSKI. AFP de Varsovie, Rafal Trzaskowsk­i, le conservate­ur Andrzej Duda n’est pas sûr d’être réélu.
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