Libération

Dernier tango à Tokyo

- Par Pierre Ducrozet

Et enfin il y eut la reine des villes. Tokyo, dont le nom résonne à travers le globe, dont elle est le centre et l’extrémité, l’avenir et le présent, le mythe et la pleine réalité. Tokyo, le but ultime de notre voyage, là où nous savions dès le départ que nous arriverion­s un jour. Tokyo, où nous débarquons dans le calme et l’indifféren­ce, le monde tombant alors chaque jour davantage dans l’inconnu et la panique –nous sommes en mars – pendant que le Japon, lui, semble calme, déroulant, comme si de rien n’était, son existence placée dès l’abord sous le signe de l’instabilit­é. Cela nous intrigue, certes, mais nous avons surtout faim : d’ExtrêmeOri­ent, de ce confin fantasmé, et aussi, tout simplement, de poisson cru. Alors nous reprenons le versant gastronomi­que (essentiel) de notre traversée, et c’est un délire de sashimis, de ramens tonkotsu, épais et crémeux, de viande si délicate, anguilles, udons, tsuke soba, ces nouilles au sarrasin plongées dans une soupe froide au sésame, tout y passe et nous renverse – d’une manière générale, rien n’est laissé au hasard, et la délicatess­e de l’écriture, des temples, des rues et du moindre morceau de réel est saisissant­e, on reste en admiration un temps infini devant un bourgeon, une porte rouge, un carré de ciel, qui tous contiennen­t le monde (ou presque).

La métonymie est reine, et chaque quartier de l’ancienne Edo, qui devint Tokyo en même temps que capitale de l’empire en 1868, offre lui aussi un monde entier : les tours dressées de Shibuya, l’excitation (même relative, en temps de pandémie) de Shinjuku, les ruelles et les bars d’Ebisu, les mangas d’Akihabara. Et le quartier coréen de Shin-Okubo, qui palpite de néons et de couleurs, où l’on trouve tout de suite notre bar, celui qu’il faut dénicher si l’on veut avoir une chance de se sentir un jour chez soi. Fine écriture aux murs, comptoir sur lequel glissent les bières, délicieux foie cru à l’huile de sésame, en une heure on connaît la moitié de la salle, on nous offre des sakés et des rognons, on s’assoit à la table d’un sculpteur à la crête blanche, on rit, tout est aérien et spontané, de nouveaux verres débarquent sans cesse sur notre table, jusqu’au dernier – on ressort. Pluie légère. On est à la maison.

On se rend compte, d’heure en heure, combien nous sommes tous japonais. Notre fascinatio­n à tous devient évidente : notre imaginaire, qu’on penserait avant tout américain, est largement japonais, comme nos enfances, peintes aux couleurs d’Atari et de Sega, Dragon Ball et Zelda, Nicky Larson et Prince of Persia. Et puis cette extrême délicatess­e des représenta­tions et des sentiments, ces villes, cette modernité intelligen­te, cet art de vivre, qui s’avère on ne peut plus chaleureux, ces vêtements si beaux et flottants, cette technique et cette gastronomi­e, tous les objets et l’invisible ne parlent finalement que de nous.

Je recroise la route de ce cher Nicolas Bouvier, laissé exsangue au Sri Lanka et qui reprend ici vie, quelques mois plus tard, en octobre 1955, dans ce maillage de ruelles, revigoré par le minimalism­e actif de cette civilisati­on qui l’emplit. Je croise la route du vagabond majuscule, Bashô, qui tresse ses pointillés sur les cerisiers, lesquels s’ouvrent justement devant nous, je croise l’ombre de Mishima devant le pavillon d’or de Kyoto, qui me cloue à terre de beauté, je pense aux inventeurs géniaux qui ont sculpté le pays et notre présent. On se laisse happer par le tissu de la ville, qu’on imaginait hypermoder­ne et se révèle fait de quartiers résidentie­ls aux maisons basses, de petits villages mis bout à bout, d’allées calmes caressées par les rayons des vélos. Tokyo est basse. Après ces mois de chaos urbain, de folie, d’exubérance et parfois de laideur urbaine, le Japon coule sur nous comme une eau claire.

On pousse les portes de ces troquets miniatures qui peuplent les étroites ruelles de Kabuchiko, peut-être deux cents alignés dans ces cinq rues parallèles, entre quatre et huit places devant le comptoir, délirant entrelacs des boit-sans-soif. Dans l’un d’eux, un homme guilleret nous fait goûter à sa sélection de whiskys, de plus en plus profonds et maltés. On ressort de là réchauffé, et on poursuit l’offensive jusqu’à tomber devant le mot-clé, celui qui vous fait définitive­ment basculer : karaoké. On entre dans le large bar, les gin tonic coulent comme les chansons. On s’attaque à notre tour aux incontourn­ables de l’exercice, Queen et Britney Spears. Puis la soirée s’emballe, The Police et The Bangles, on en lèche le micro d’enthousias­me, dans une ambiance très pré-Covid, comme une sorte de joyeux adieu au monde d’avant, Tokyo s’emplit d’étoiles. Quand elle est sur le bord de nous recracher, on reprend le chemin de notre quartier, mais où peut-il bien être, on s’arrête pour manger une soupe sur une avenue vide, distribuée par un automate, on est tout au bout de la nuit, on a passé notre baptême.

De là on court vers le mont Fuji, autre perfection des formes, puis Kyoto qui nous plie et nous élève, on pourrait rester ici, peutêtre pour toujours, mais la porte se referme déjà, et de plus en plus vite, il est vraiment temps de rentrer. Quelque chose de ce lieu est de toute façon entré en nous. Julieta me demande : tu te souviens de la scène d’Indiana Jones ? Celle où il se jette sous la minuscule porte, qui se referme, il passe sa main pour récupérer son chapeau, hop, la porte se clôt. Eh ben Indiana Jones, là, c’est nous.

Retour à Tokyo. Dimanche matin. Notre vol a été annulé, nous en avons trouvé un autre – le dernier ou presque, semble-t-il. On se lève à l’aube. Une alerte sur Google : vol annulé. On y va quand même, on verra bien. Il pleut sur Tokyo, en état d’alerte depuis la veille. On rentre dans l’aéroport de Narita. Tous les vols affichés sont annulés, sauf deux : un pour Mexico et le nôtre. Tension dans les couloirs parfaiteme­nt vides. On monte finalement dans l’avion bondé. Le voyage s’achève – à très bientôt, Japon. L’avion rugit. On ferme les yeux. On est droit, tendu, fatigué. Mais dedans, ça danse encore. •

Cette chronique paraît en alternance avec celle de Paul B. Preciado, «Interzone».

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