Les objets de son affection
La photographe Françoise Huguier présente au musée du Quai-Branly, une sélection d’objets qu’elle a rapportés de ses voyages. Plus que des raretés qu’elle remise chez elle par centaines, ce sont les témoignages d’une curiosité tenace pour les endroits et
Dans la maison de la photographe Françoise Huguier, il y a des os de baleines récupérés dans une décharge de Sibérie qui ressemblent à de grands coraux exotiques et gris. Il y a une fourchette d’apprenti sorcier figée au-dessus d’un bol de nouilles en plastoc dégoté dans un resto au Japon. Il y a une poupée béninoise hirsute et flippante qu’un cambrioleur a touchée récemment (quelle inconscience !) alors que bien sûr seule sa propriétaire y est autorisée. Il y a une petite mosquée trouvée à Barbès qui s’allume, une sainte Thérèse de Lisieux qui s’allume et un autel des ancêtres bouddhiste qui s’allume car dans la maison de Françoise Huguier tout est très oecuménique (elle dit : «méli-mélo»). Il y a un service à thé breton au décor noir perlé de blanc avec lequel on serait volontiers repartie. Et il y a un gros coffre-fort, pas rempli de bijoux mais bourré de négatifs, qui peut tenir cinq heures sans brûler si jamais tout cramait. Bref, pour citer un camarade de la photographe, laquelle a marqué de sa patte les plus grandes années photo de Libération : «Tu verras, chez elle, c’est Xanadu.»
Petit théâtre
Il n’en fallait pas plus pour être légèrement intimidée, par un après-midi de février, en cheminant vers l’ancienne usine où la photographe s’est installée il y a treize ans à l’est de Paris. Pour avoir croisé Françoise Huguier une fois auparavant, on avait repéré sa manière de vous soupeser les yeux mi-clos en penchant un peu la tête sans dire un mot, un truc finistérien un peu refroidissant, résolution à ne pas parler pour ne rien dire ni à n’importe qui, que chacun d’entre nous ferait sûrement bien d’adopter comme mantra mais passons. Coup de sonnette, elle ouvre la porte une clope au bec, les yeux toujours un peu fermés sous la frange et derrière les lunettes, mais laisse entrer et lance d’une voix rauque : «Un café ?»
Un pied dans l’antre et le tour était joué, à nous les marins soviétiques en porcelaine, les robots singapouriens en ferraille, les mors de rennes en ivoire de mammouth sculpté. Des merveilles, il y en avait partout, au sous-sol, où sont aussi remisées d’immenses caisses de tirages, dans l’atelier de son mari peintre, dans la chambre et dans le salon, où elles sont disposées sur un bureau Mazarin aux pieds reliés par entretoises en H qui aurait sa place au Louvre, et, oui, il y en a jusqu’aux toilettes, ornées de fixés sous verre sénégalais. Une quantité extraordinaire de raretés, dont le seul point commun est d’avoir été réunies par un oeil sûr et par une main qui régulièrement les arrange et les réarrange, un peu comme s’ils jouaient dans un petit théâtre. Car ici rien n’est figé, tout est vivant, et la photographe n’a pas l’étouffante avidité d’une collectionneuse : ce n’est pas la jouissance de possession qui a réuni tout ça, on le sent au premier coup d’oeil. Les objets,
artefacts de culture pop ou vernaculaire, localement accessibles au moment de l’achat à la plupart des bourses, semblent plutôt des témoins vivants d’une curiosité entêtée, qui pendant des décennies a emmené la photographe de Mopti à Minsk et de Tokyo à Tombouctou. Dès le 30 juin, ces souvenirs seront visibles au Quai-Branly à Paris dans l’exposition «Françoise Huguier : les curiosités du monde», arrangés grâce à l’aide de son vieux complice Gérard Lefort, gloire équivalente à Libé, dans des vitrines qui ne se prennent pas trop au sérieux, avec des noms comme «chaud», «froid», «cuisine» ou «reliques». Enfin, «un millionième des objets que Françoise a», pour citer Lefort, car ici ça déborde de tous les côtés.
«Ça faisait longtemps que j’avais envie de les exposer, mais tout le monde me disait “non, toi tu es photographe”. Mais Stéphane Martin [le précédent président du musée du QuaiBranly, ndlr] m’a dit que c’était une très bonne idée. Il a compris, lui.»
Corned-beef de Sibérie
Compris, par exemple, qu’un objet qui a l’air anodin, trouvé dans un marché aux puces, une décharge ou chez l’habitant peut, au même titre qu’une photo, dégoupiller une histoire qui en dit long sur le terreau d’où on l’a extrait. Comme cette vielle boîte de corned-beef trouvée par terre en Sibérie : si elle était là, c’est qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, Staline avait autorisé les Américains à survoler l’Alaska, lesquels en ont profité pour tenter d’endoctriner les autochtones avec le meilleur de la gastronomie yankee. Aujourd’hui, Françoise Huguier en achète encore, des babioles, comme ce robot Transformer qui la réjouit et fait un atroce bruit de mitraillette, trouvé sur un marché parisien, ou des tee-shirts illustrés avec des monstres dénichés en Biélorussie. Mais souvent ces souvenirs nous renvoient à des temps plus ou moins reculés, comme ceux où l’on dégotait encore facilement des livres de contes illustrés par des graphistes soviétiques hyperdoués (et ceux, plus anciens encore, où ils ont été réalisés). Ceux, aussi, où l’on pouvait faire du stop en brise-glace en URSS, et trouver, dans la salle à manger, le capitaine en train de jouer du Chopin sur un grand piano. La planète semblait alors un terrain de jeu offert aux plus aventuriers, le moins qu’on puisse dire est que ce n’est plus le cas. A l’heure où l’on écrit, Françoise Huguier devait de nouveau être en Biélorussie. A la place, elle fait un reportage dans un squat à Romainville, «un endroit génial, avec des artistes et des musiciens».
«La curieuse», comme la surnomme Gérard Lefort, est née en France en 1942. A 3 ans, elle embarque pour Saïgon avec sa famille ; son père est directeur de plantation, ce sont les débuts de la guerre d’Indochine. La fillette est aussitôt mise en pension à Dalat, qu’elle rejoint chaque début d’année scolaire en convoi militaire. Dans son «autoportrait d’une photographe», Au doigt et à l’oeil (1), elle raconte comment elle et son frère ont été kidnappés par le Viet-minh au Cambodge et endoctrinés huit mois durant dans la jungle, se recouvrant peu à peu de toutes sortes de furoncles et mycoses. Lorsque arrive sa libération, Françoise Huguier refusera d’abord de partir, car «tout plutôt que retourner en pension». La fillette quitte l’Indochine en 1953 et, de retour en France, elle jette des sorts aux poupées de ses camarades, renâcle à se rendre à la messe, sèche les cours, bref l’expression «au doigt et à l’oeil» ne fait aucunement référence à une enfance d’écolière obéissante.
De ses vacances dans le manoir de ses grands-parents à Pont-l’Abbé, dans le Finistère, où il n’y avait pas d’électricité dans les chambres, elle a gardé des souvenirs de baignades entre cousins dans la baie d’Audierne, deux grosses commodes en bois sculpté, la minuscule robe bigoudène brodée qu’elle portait en de grandes occasions, le missel et le carnet de bal de sa grand-mère, disséminés dans sa maison aux côtés des combinaisons d’aviateurs soviétiques et des soufflets de forge maliens. Une certaine idée du grand écart, qui marquera ensuite sa carrière de photographe, notamment à Libé où elle reste quinze ans, à l’époque où, sous l’impulsion de Serge July et de Christian Caujolle, le quotidien porte haut l’étendard de la photo. «July disait: “Une photo, c’est une information aussi importante que n’importe quel article”, se souvient-elle en sortant des
Pour citer un camarade de la photographe, laquelle a marqué
de sa patte les plus grandes années photo
de «Libé» :
«Tu verras, chez elle, c’est Xanadu.»
planches photo du coffre-fort. Il me disait aussi que si un journaliste me demandait de prendre telle ou telle photo, je n’avais qu’à lui répondre de sortir son appareil…»
Chaussettes moutarde
Pour le journal, elle suit Mitterrand en Afrique, découvre les love hotels japonais, shoote la Silicon Valley quand personne ne sait ce que c’est et suit les défilés de mode des années 80, où ses clichés flamboyants côtoient les comptes rendus radicaux de Michel Cressole. «Tous mes copains photographes m’ont dit “Mais pourquoi tu fais de la mode ? C’est superficiel !” Mais les fringues j’aime bien, et le savoir-faire français, les ateliers, la broderie, les plumassiers, les chausseurs… – elle rigole, on remarque alors ses élégantes chaussettes moutarde rayées rouge, qui pointent sous ses sobres pull et pantalon brun. Et puis j’aimais bien le show, et la guerre entre les photographes !» (Un jour, elle s’est pris une paire de claques d’un photographe italien à un défilé Chanel, on ne sait pas comment le type en est sorti vivant). Et ce sont des travaux bien payés dans la mode qui ont financé certains de ses plus grands reportages, dont le célèbre Sur les traces de l’Afrique fantôme, qui l’a menée dans les pas de Michel Leiris, de Dakar à Djibouti, après qu’elle était tombée amoureuse du Mali lors d’un reportage pour Rock & Folk (elle crée la première biennale de la photographie africaine à Bamako, en 1994). Le couturier Christian Lacroix avait d’ailleurs offert la Toyota avec laquelle elle a sillonné le désert africain, et les vêtements chauds nécessaires à un autre très beau reportage, En route pour Behring, désormais un livre aux éditions Maeght. «Comme j’avais traversé l’Afrique, je rêvais de photographier un autre endroit sans arbres, mais dans le froid. Je suis allée au lac Baïkal, c’est là que mon interprète m’a dit qu’il fallait que j’aille dans la Toundra.»
Et les photos alors ? Pourquoi n’en a-t-on pas parlé ? Mais si, bien sûr qu’il y en a dans la maison ! Il y a même toutes ses archives, tirages, planches contact et négatifs, ce qui n’est pas banal –un jour une inondation a failli tout engloutir. Mais sur les murs, celles qu’on voit sont le plus souvent des souvenirs, les fêtes avec les copains, la première communion de sa grande soeur. Les seuls grands tirages encadrés qu’on a remarqués ne sont pas les siens, mais ceux de photographes qu’elle aime – Hélène Amouzou, Koo Bohnchang, Denis Darzacq, Charles Fréger, Andrei Liankevich. Avec eux, elle a fait des échanges. Et ça aussi c’est plutôt sympathique. •
(1) Sabine Wespieser éditeur
Françoise Huguier : les curiosités du monde au musée du Quai-Branly (75007) du 30 juin au 11 octobre.