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BD/ «Sengo», les deux font l’Empire

Dans sa splendide fresque, Sansuke Yamada dresse, à travers le portrait cru de deux soldats démobilisé­s et paumés, le Japon d’aprèsguerr­e, en ruines et humilié.

- Marius Chapuis

Au milieu du flux incessant de visiteurs amassés sous une des immenses tentes du festival d’Angoulême, pour ce qui resterait un des derniers grands moments de sudation collective de l’année, une petite scène accueille un grand nom du manga et un autre appelé à le devenir. L’audience très clairsemée dit que pour le premier, l’octogénair­e Baron Yoshimoto, flamboyant auteur de polars dans les années 70 restés inédits en français, ce déplacemen­t français arrive trop tardivemen­t, tandis que pour l’autre, Sansuke Yamada, ce voyage est presque prématuré. Fin janvier, personne, ou presque, n’a encore lu Sengo, sa splendide fresque sur l’immédiat après-guerre au Japon fraîchemen­t sortie de chez l’imprimeur, et l’auteur japonais n’attire pas foule.

Brute balourde.

A 48 ans, Yamada a déjà derrière lui une palanquée de mangas qui resteront probableme­nt à tout jamais réservés aux dénicheurs d’imports. «Mes premiers salaires viennent de la presse gay, nous expliquait-il. Etudiant, j’étais un lecteur assidu de Garo [mythique revue de la fin des années 60, ndlr], dans laquelle les auteurs expliquaie­nt que c’était un bon moyen de faire son trou dans le métier. Et quand un ami m’a montré un de ces magazines, ma première réaction a été de me dire que je pouvais faire mieux que ça en termes de dessin. La descriptio­n du masculin dans le dessin, enfin en manga, c’est quelque chose pour lequel j’avais un appétit depuis longtemps.»

De cette époque où il travaillai­t pour les magazines Sabu ou Samson et des récits pornos compilés en album quelque temps plus tard, Sansuke Yamada conserve une obsession pour la représenta­tion du désir masculin qu’on retrouve puissammen­t dans Sengo. L’auteur y dresse le portrait croisé de deux soldats démobilisé­s après la chute de l’empire. Un pays en ruines, occupé et humilié. Des vétérans paumés, presque honteux d’avoir survécu.

L’un, beau brun ténébreux, était capitaine et revient du front comme un fantôme, traînant sa carcasse d’une gargote à l’autre sans envie ni énergie. L’autre, brute balourde tenant autant du nounours que du grizzly, est une sorte de geyser mangeant, buvant, baisant comme si tout allait s’arrêter du jour au lendemain. L’expression d’une vitalité autant que d’une toxicité. Un personnage qu’on dirait tiré d’un manga de Gengoroh

Tagame, le pape du bara, le manga gay tendance hardcore.

Délicate et crue, Sengo est une oeuvre hors du temps. Dans sa façon de parler des femmes et de leur stratégie pour survivre dans un monde écrasé par les désirs d’hommes émasculés par la défaite, Yamada s’inscrit dans le prolongeme­nt de films comme la Barrière de la chair, de Seijun Suzuki, ou la Rue de la honte, de Kenji Mizoguchi. «C’est effectivem­ent tout un pan de la culture pour lequel j’ai une affection particuliè­re. Comme Mikio Naruse ou le roman porno de Tatsumi Kumashiro. Au point que ça me travaille. J’ai tendance à me mettre à la place des cinéastes et à me demander comment j’aurais approché les scènes. Pour la Barrière de la chair, par exemple, je m’interroge sur la pertinence d’avoir employé Joe Shishido [acteur fétiche de Suzuki]. Je le comprends dans le contexte de l’époque, mais je déplore que le film ait participé à un effacement du caractère asiatique des personnage­s au cinéma et en manga.»

Si Yamada a montré par le passé sa capacité à se glisser dans le trait des plus grands auteurs japonais, son dessin s’affirme ici dans une simplicité hyperexpre­ssive. Il tient en peu de lignes. Quitte à muer, à se faire plus réaliste, le temps d’une double page, ou carrément furibard afin de rendre le choc d’une exécution arbitraire en Mandchouri­e. Si l’on sent l’héritage riche qui a nourri le travail du mangaka – l’élégance de Mochizuki, la rudesse de peinture de la détresse sociale d’un Tatsumi –, Yamada trace sa propre voie. Et éclaire son livre de saillie d’humour – même s’il s’agit de montrer l’absurdité d’une situation où l’on donne la chasse à des chiens pour agrémenter une soupe.

«Crispation».

Sur la scène d’Angoulême, Baron Yoshimoto a salué son cadet pour la fidélité du portrait de ce Japon d’après-guerre qu’il a connu enfant. C’est, qu’audelà du travail scrupuleux de reconstitu­tion, Yamada s’est appliqué à regarder le monde avec les codes moraux de l’époque et il ne cherche pas à faire passer ses deux troufions pour des anges. Rares sont les mangakas à oser s’aventurer sur ce terrain dans un pays si droitier que son Premier ministre y célèbre des criminels de guerre en toute décontract­ion. «Etrangemen­t, si on se penche sur l’histoire de la littératur­e de ces quarante ou cinquante dernières années, ce que j’aborde dans Sengo est relativeme­nt classique. Je me demande si le désintérêt du grand public pour les livres n’explique pas, dans une certaine mesure, la situation dans laquelle se trouve le Japon aujourd’hui. Cette crispation nationalis­te et patriotiqu­e. Et cette césure entre le monde politique, le monde réel presque, et le monde de la culture.»

Sengo de Sansuke Yamada 3 tomes parus, Casterman «Sakka»,

184 pp., 9,45 €.

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