Libération

Fassbinder est dans la «Platz»

Humanité veule, ambivalenc­e des héros, domination… dans cette fiction monstre de la télé allemande, adaptée du roman d’Alfred Döblin et diffusée sur Arte, se concentren­t toutes les obsessions fassbinder­iennes.

- M.C. Nathalie Dray

Un long cri déchirant que recouvre le vacarme de la ville, les mains pressées sur les oreilles, le visage congestion­né se tordant de douleur et la bouche comme une plaie béante, si grand ouverte qu’elle en avalerait le monde… Voilà comment, à peine sorti de la prison où il vient de croupir quatre ans pour avoir battu à mort sa compagne, Franz Biberkopf entre dans la fiction comme on entre en enfer. Colosse hagard et chancelant, ses pas le portent si peu qu’il finit par ramper comme aimanté par la glaise fangeuse à laquelle il aspire et redoute de retourner, bientôt saisi par le maelstrom d’une vie de misère dont la chute inexorable semble contenir le destin de l’humanité tout entière.

Ce qui tumulte et attend le héros de Berlin Alexanderp­latz, né sous la plume d’Alfred Döblin en 1929, est un chaos indescript­ible dont on ne sait si l’effroi saisissant qu’il inspire tient aux gouffres de l’histoire que le livre prophétise –les derniers soubresaut­s de la République de Weimar, le krach économique et la crise mondiale qu’il engendrera, pauvreté et décadence, la montée du nazisme, plus tard la guerre et la Shoah – ou à l’oeuvre métamorphe qu’en tirera Rainer Werner Fassbinder en 1980 pour la télévision allemande. A savoir un film en 13 épisodes et un épilogue, de plus quinze heures en tout, dont on peine à croire en le voyant qu’il fut conçu pour le petit écran, tant le gigantisme proliféran­t, les éclats formels et le souffle épique qui le traversent en excèdent les formats et les genres. S’il est absolument fidèle au roman que le cinéaste avait lu avec passion à l’âge de 14 ans, et qu’il adorait au point de pouvoir en réciter des passages par coeur, Fassbinder ne cesse néanmoins d’en bousculer la forme, de lui infliger mille outrages comme une sainte putain, de la plier à ses propres obsessions, pour mieux en restituer l’esprit. Comme si au fond, l’emprise de l’oeuvre avait été pour lui une évidence, un livre-monde et sa langue pulsée, dans lesquels il avait toujours entendu sa propre voix. Tout y était déjà fassbinder­ien : la société en coupe, l’ambivalenc­e de ses héros dont on ne sait s’ils sont des anges ou des monstres, sans doute les deux, l’humanité veule et faible, les rapports de force et de domination, cruauté et violence, le tout traversé de heurts tremblés et de puissantes décharges électrique­s. Oui, le textekaléi­doscope de Döblin, aussi trébuchant et labyrinthi­que que l’Ulysse de Joyce auquel on le compare souvent, appelait déjà l’immense collage fassbinder­ien de voix brouillées et de vies chevauchée­s, coupures de presse et envolées bibliques, mélo, polar et déchéance sociale, dont il fera la matière vertigineu­se de son film, qui s’achèvera parisien, se connaissen­t, et la série s’est écrite à partir de leurs improvisat­ions. D’où le côté quasi documentai­re de cette websérie qui ne renonce pas à une élégance sobre. Ce qu’on n’attendait pas forcément de ces dix petits épisodes, compacts et drôles, c’est que derrière leur forme de pastilles indépendan­tes, avec unité de lieu (un toit, un grec, une chambre), ils parviennen­t à dessiner quelque chose de plus grand. Les derniers instants d’une amitié menacée par la fin de l’école, et un portrait de la jeunesse, aussi ancré dans un territoire qu’universel.

Tu préfères websérie de Lise Akoka et Romane Gueret

(10 x 7 mn) sur Arte.tv à partir de lundi. en apothéose délirante, volubile partouze visuelle et cauchemard­esque que le Pasolini de Salò n’aurait pas renié.

Génialemen­t campé par Günter Lamprecht, Franz Biberkopf, l’ancien taulard qui s’échine mais échoue à vouloir rester honnête dans ce Berlin d’avant la chute, dont on devine la faune, sans jamais vraiment voir la ville, Fassbinder ne le lâche pas d’une semelle, encerclant sa grande carcasse massive, pratiqueme­nt de tous les plans, dans de longs travelling­s enveloppan­ts. Les femmes le chérissent, les hommes le trahissent, l’existence le malmène, les événements décident pour lui mais rien ne le transforme, la vie ne lui apprend rien, comme dirait l’autre. Qu’il porte un brassard nazi pour vendre des journaux d’extrême droite, accepte de coucher avec les femmes de son ami Reinhold, pour l’aider à s’en débarrasse­r, conserve son amitié à ce double maléfique qui a attenté à ses jours et provoqué l’accident où il perd son bras, qu’il soliloque sans fin devant des pintes de bières, pleure le départ de son grand amour, sa petite Mieze (Barbara Sukowa), mais rit quand il apprend sa mort – au moins elle ne l’a pas quitté… Tout glisse. Il est l’homme sans qualité, mais traversé d’affects, plaintes et incandesce­nce, pauvre Job ou ogre débonnaire, dont les baisers ressemblen­t à des morsures de vampires, car aimer, ça n’est peut-être que cela.

Berlin Alexanderp­latz de Rainer Werner Fassbinder (14 épisodes) sur Arte.tv jusqu’au 7 août.

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treize épisodes et un épilogue.
Photo Karl Reiter. RWFF Berlin Alexanderp­latz, treize épisodes et un épilogue.
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