Libération

La Béartitude

Le troubadour populaire et excentriqu­e a disparu il y a cinq ans.

- Patrice Bardot

Joliment baptisé De Béart à Béart(s) car initiée par ses filles, Emmanuelle et Eve, un album tribute sorti récemment rend hommage à Guy Béart, disparu en 2015. Un drôle de troubadour d’une chanson française à la naïveté de façade, résolument hors mode, déjà hier et encore plus aujourd’hui.

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Béhart avant Béart

Comme tant d’autres grandes figures de la chanson française (de Dalida à Claude François en passant par Georges Moustaki), Guy Béhart-Hasson (son vrai nom) est né au Caire en 1930. Un enfant du monde qui bourlingue, dès son plus jeune âge au fil de la carrière d’un père expert-comptable. Il effectue ainsi une grande partie de sa scolarité au Liban, avant d’entrer à Paris au lycée Henry IV en classe préparatoi­re (math sup, math spé). A priori plus chiffres que lettres. Même s’il est inscrit à l’Ecole nationale de musique, rien ne semble diriger le jeune Guy vers une carrière artistique. Il obtient ainsi en 1952 un diplôme d’ingénieur des ponts et chaussées, spécialisé dans la fissuratio­n du béton. Diantre ! Mais deux ans plus tard, sa guitare le démange –et pas qu’un petit peu. Dorénavant il va préférer construire des chansons plutôt que des ponts.

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Des tubes

Devenu simplement Béart, le chanteur suit la filière classique de l’époque, sautant entre les cabarets (la Colombe de Michel Valette et l’incontourn­able Trois Baudets de Jacques Canetti) de la rive droite à la rive gauche. Le succès est immédiat, ce qui lui fera dire plus tard qu’il n’a «jamais connu de vaches maigres» (même si ses dernières années seront plus délicates). Du milieu des années 50 à la fin des années 60, il aligne les tubes accompagné par sa sempiterne­lle guitare, chantés de sa voix particuliè­re, un peu haut perchée, légèrement voilée. Un répertoire atypique et ludique qui jongle, souvent avec humour, entre mélancolie (Bal chez Temporel), naïveté enfantine (l’Eau vive), kermesse populaire (Vive la rose), diatribe politique (la Vérité) ou revendicat­ion écologique (le Grand Chambardem­ent). Au total, plus de trois cents chansons à son palmarès, pour lui, mais aussi pour les autres, comme les fameuses Il n’y a plus d’après et Chandernag­or, imaginées pour «la» Gréco. Pas un égoïste, Guy.

3 La parenthèse Bienvenue

C’est l’un des paradoxes de Béart, qui n’a jamais cessé pendant toute sa carrière de vitupérer contre le business de la musique et de la télévision – la charge Télé Attila sur son dernier album en 2010 –, alors qu’il en fut l’un des premiers héros à travers l’émission Bienvenue, lancée en 1966 sur la première chaîne. Un programme où l’artiste se mue en producteur-animateur en recréant l’atmosphère fiévreuse des cabarets de sa jeunesse. Tout est filmé en direct, pas de play-back. Guy Béart invite des collègues, mais également des hommes politiques, des sportifs. Une sorte de talk-show à la Ardisson-Ruquier avant l’heure. On y entend surtout des artistes étrangers pour de rares passages à la télévision française comme Duke Ellington ou Simon & Garfunkel. Tout ça sur l’ORTF. Dingue.

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Un moment que chérissent les rétrospect­ives télévisuel­les de fin d’année. Celles qui bégaient sur Bukowski titubant à Apostrophe­s ou Loana dans la piscine du Loft. C’est justement dans l’émission littéraire de Bernard Pivot, en décembre 1986, qu’a eu lieu cette célèbre passe d’armes entre Guy Béart et Serge Gainsbourg. Le premier défend la compositio­n à la guitare, tandis que le second ne jure que par le piano. Serge en mode Gainsbarre total lance à la face de son aîné des «qu’est-ce qu’il veut le blaireau ?» ou «ta gueule» de légende. Une querelle où l’ancien pianiste de bar enfourche son thème favori, maintes fois ressassé sous effet éthylique : la chanson est un art mineur. Ce qui n’est pas du goût de l’ancien ingénieur, qui en appelle à Bob Dylan, Brassens et Woody Guthrie. Ça doit barder là-haut, au paradis des chanteurs.

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Béart vs Gainsbourg

L’ultime Olympia

Avec seulement deux albums en quasiment vingt-cinq ans (Il était temps en 1995 et le Meilleur des choses en 2010), Guy Béart est, au fil du temps, devenu une sorte de fantôme excentriqu­e de la chanson française, dont les quelques interviews révèlent surtout de drôles de manies. Comme celle de recevoir ses amis dans le plus simple appareil, c’est-à-dire nu comme un ver. Il effectue son ultime tour de piste en janvier 2015 à l’Olympia à Paris, six mois avant sa disparitio­n, lors d’un concert au long cours de quatre heures (un record pour un chanteur de 85 ans), où il est rejoint sur scène par sa fille Emmanuelle. Les deux entonneron­t ensemble Il n’y a plus d’après. Prémonitoi­re. Il n’y eut plus d’après pour Guy Béart.

De Béart à Béart(s) (Polydor)

 ?? Photo Manuel Bidermanas. akg-images ?? Le répertoire atypique de Guy Béart, ici en 1971, jongle entre naïveté enfantine et diatribe politique.
Photo Manuel Bidermanas. akg-images Le répertoire atypique de Guy Béart, ici en 1971, jongle entre naïveté enfantine et diatribe politique.

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