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Ravalec, à travers champs et l’Elysée Le dernier épisode de «Sainte-Croix-les-Vaches» se meut dans l’appareil étatique

- Par Jean-Didier Wagneur

On se sent toujours chez soi dans un livre de Vincent Ravalec. Cela tient à l’accueil, à l’empathie qui s’en dégage, à la déconne inévitable et à ses héros, souvent de véritables Pieds nickelés de l’époque. C’est aussi une question de langue, de rythme et de musique. L’auteur a tout du «pote» en perfecto à la Margerin, talentueux et artiste. Il clôt aujourd’hui sa trilogie foutraque de Sainte-Croixles-Vaches et sort l’intégrale de ses nouvelles, plus de 1 700 pages. Ravalec est entré en librairie en 1992 avec Un pur moment de rock’n’roll, qui lui a valu une immédiate célébrité. Reste qu’il avait un peu rusé, comme il le rapporte dans l’introducti­on de son recueil : «Aujourd’hui on dit que c’est la croix et la bannière pour convaincre un éditeur. Mais ça l’était tout autant à l’époque. Alors je suis allé chercher du papier à en-tête chez Antenne 2. C’était avenue Montaigne. J’ai réussi à me faufiler dans les bureaux, et j’ai expliqué que c’était pour un tournage. Grâce à ça, je me suis fait une fausse recommanda­tion. J’ai griffonné : «Ma petite Cocotte, le loupe pas, je crois que Grasset est sur le coup. Je te donne son téléphone.» J’ai signé d’une signature illisible, et je l’ai déposée avec un paquet de mes nouvelles bien reliées à Françoise Verny, qui était à l’époque la papesse de l’édition.» Hélas, la directrice littéraire voulait «un roman», et non une longue nouvelle. Ravalec confiera son texte au Dilettante parce que «c’était le seul à avoir des couverture­s un peu marrantes». Il y signe deux ans plus tard un autre livre génération­nel : Cantique de la racaille, qu’il porte à l’écran en 1999. Depuis trente ans, il a publié des dizaines de romans, offert la suite de Cantique de la racaille et bien évidemment des nouvelles, genre dans lequel il excelle, comme dans celui de l’essai chevelu du type Héros, personnage­s et magiciens.

Fiction colonisatr­ice.

La voie littéraire s’est imposée à Ravalec parce qu’il écrivait tout le temps – le classique nulla die sine linea est sa discipline comme la guitare pour Keith Richards – mais cela ne constitue qu’une de ses

formes d’interventi­on. Les sciences humaines ont introduit le concept d’intermédia­lité qui prend acte du décloisonn­ement des modes et supports d’expression et, à ce titre, Ravalec est intermédia­l des pieds à la tête. Il est convaincu que la fiction absorbe tout et a colonisé depuis longtemps et l’imaginaire des comporteme­nts et la langue. Aussi, autour de sa boîte de production au nom très Palo Alto, Les Films du Garage, il développe une intense activité et expériment­e: scénarios, films, chansons, bédés, guides, sites web. Même s’il a reçu le prix de Flore, il est assez loin de la posture germanopra­tine de l’auteur. Il préfère bricoler dans son garage avec le substrat des réalités de chacun, chaque homme vivant dans un des milliards de mondes possibles qui constituen­t ce qu’on appelle la réalité, ça fait des tonnes de films, de nouvelles et de romans. En fait Ravalec est un leibnizien !

Sainte-Croix-les-Vaches est une de ses dernières inventions, un LAB où il joue avec le monde contempora­in, la politique, la communicat­ion, les mots d’ordre et les soucis éthiques. Coincé dans les Causses, ce village a dû se faire start-up pour survivre. Grâce à Thomas, son maire entreprena­nt et assez bandit, Sainte-Croix-les-Vaches est devenu le leader de l’herbe bio, a développé l’impression de faux papiers et est riche d’un pactole qu’un malfrat avait caché dans ses grottes avant de trouver la mort. Dans les épisodes précédents, deux jeunes membres du parti «En avant !», Sheila et Jeanne, sont tombées sous le charme du village (et du maire aussi) et ont décidé d’en faire un instrument de communicat­ion écologique. Mais un Sainte-Croix ça se gentrifie pas comme ça.

Avec la Fin des haricots, Thomas arrive à l’Élysée. Grâce aux deux «bobotes», il est promu conseiller du Prince après être devenu la Louise Michel des agriculteu­rs. Le tableau élyséen est digne d’un satiriste habile. Rien n’est oublié de la hiérarchie et de l’étiquette qui y président. De la conseillèr­e en communicat­ion le portable greffé sur l’oreille au garde du corps qui a eu quelques démêlés, c’est quasiment paramnésiq­ue pour le lecteur. Mais le trait est si drôle que parfois il cède au fou rire. D’autant qu’avec Ravalec, le fantastiqu­e n’est jamais loin car Thomas a emmené avec lui le sorcier du village, Médée, assez Cagliostro dans le genre puisqu’il va devenir le mage officiel de l’Exécutif. Point n’est besoin d’en dire plus, la Fin des Haricots est certes une charge du pouvoir sur un rythme digne des breaking-news des chaînes d’informatio­n mais surtout un inventaire détaillé du bullshit des «techno-mots» que produit la société entière. Le lecteur va retrouver deux ans d’actualité en continu satirisés dans une langue qui parodie le lexique et la syntaxe officiels avec des personnage­s qui sont des caricature­s dignes du crayon de la regrettée Claire Bretécher.

Tracteurs manifestan­ts.

«Le but était de faire des livres où je ne perde pas le lecteur, qui aient la force des séries, tout en gardant le speed qui fait que j’écris, et que surtout j’adore écrire, explique Ravalec. Et bien entendu la satire permet de faire affleurer des idées. La séquence où Thomas fait un sitting avec les tracteurs manifestan­ts correspond à ma conception du dialogue social. Le rapprochem­ent astucieux ville-campagne des deux filles aussi. La thématique autour du bullshit est aussi une manière de pointer (pour ceux qui ne l’auraient pas encore compris) que nous sommes des êtres du Verbe, et que sans récit, rien de tout ce qui nous entoure n’aurait pu survenir.»

Derrière le satiriste se profile toujours un moraliste. Mais Ravalec ne se paye pas de mots en l’occurrence, et tout en soulignant le côté monde à l’envers du petit royaume de Sainte-Croix-les-Vaches et ses confins, il pointe l’urgence à penser le monde autrement : «Cela serait déjà une autre histoire.» •

Vincent Ravalec

La Fin des Haricots (Sainte-Croix-Les-Vaches 3) Fayard, 280 pp. 19 € (ebook : 13,99 €). Sainte-croix-les-vaches 1 Au Diable vauvert poche, 256 pp. 9 €. Nouvelles

Préface de Frédéric Beigbeder. Au Diable vauvert, 1 776 pp., 29 €.

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Photo Patrice NORMAND. Leextra. Leemage Vincent Ravalec, en mai 2018.

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