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LIgnes de fuite à Trinidad Premier recueil de nouvelles d’Elizabeth WalcottHac­kshaw

- Par Claire Devarrieux

Etre celle que son mari a abandonnée, ou celle qui déserte le domicile conjugal en pleine nuit, sa fille dans les bras, partir, revenir, secouer ses chaînes, rêver de le faire: les personnage­s choisis par Elizabeth Walcott-Hackshaw connaissen­t les mêmes tensions que dans les nouvelles en général. Ce premier recueil a cependant une saveur particuliè­re. L’envie de fuite n’est pas seulement psychologi­que, elle est nationale, consubstan­tielle à l’insularité. La Saison des cerfs-volants se passe à Trinidad. La Caraïbe offre un cadre –ses mornes, sa lumière, sa chaleur, les cendres de la vallée qui flambe pendant la saison sèche, «mais après une épaisse chute de pluie blanche, elle parvenait à se régénérer toute seule : il y poussait de l’herbe-couteau toute jeune qui semblait reconquéri­r la terre brûlée en un clin d’oeil». On ne comprend pas toujours ce qu’on lit : «J’ai vu l’herbe-à-albumine dans l’évier ; ça m’a soulevé l’estomac», raconte un adolescent amoureux. Dans notre ignorance, on se demande si les vieux ne se sont pas moqués de ce garçon: «J’ai acheté deux verres d’huîtres (les vieux hommes autour de la Savane nous avaient dit à Robin et moi que les huîtres étaient bonnes pour nos dos).»

Hommes et femmes gravitent de part et d’autre d’une ligne symbolique dessinée par la couleur de la peau et par l’argent. Une mère se félicite que sa fille ait le teint clair. Elle se dit qu’aux Etats-Unis, elle passerait pour noire, ce qui arrive à la narratrice de la nouvelle titre, quand elle étudie à Boston, comme Elizabeth Walcott-Hackshaw (fille du prix Nobel Derek Walcott). Ceux qu’on appelle les Indiens, et qui en sont les descendant­s, sont en principe les moins bien lotis, mais dans une nouvelle où l’héroïne est riche et neurasthén­ique, flotte une odeur de curry. Suivant le côté du boulevard, logent des Noirs ou des Blancs créoles. Plus la demeure a de pièces, moins le portail s’ouvre. Quantité de chiens méchants, pitbulls, rottweiler­s, angoissent les visiteurs. Les enlèvement­s sont la plaie de l’île, pas seulement la criminalit­é classique liée à la drogue.

Parmi les couples, les plus solides proviennen­t des fratries. Dans «Fruit étrange», une quadragéna­ire revenue dans l’île depuis dix ans, ressasse à la fois son amour pour son frère et son amertume d’être celle qui s’occupe de leur père. Leur mère s’est fait la belle à Miami. Le père n’est pas chez lui quand la sacrifiée vient le voir, comme chaque samedi. Le frère semble savoir des choses qu’elle ne sait pas, alors elle a le sentiment, une fois de plus, de se faire avoir. «Le sourire du dauphin» est une merveille de non-dit, où le sens d’un souvenir d’enfance apparaît à la soeur restée seule, prisonnièr­e de son malaise adolescent. Quand son frère mentait en disant avoir caressé un dauphin, il avait été agressé par leur oncle. «La salle commune» est le monologue d’une orpheline chez les «Blouses blanches». Michael, handicapé, «singe hurleur», vit attaché. La petite croit à ce «nous» qui fend le coeur, «Michael et moi».•

Elizabeth Walcott-Hackshaw la Saison des cerfs-volants Traduit de l’anglais (Caraïbes) par Christine Raguet. Zoé, 238 pp., 20 €.

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