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A bord de «la Douce Amélie», enfer sur mer Un roman jeunesse de Timothée de Fombelle sur la traite des Noirs à la fin du XVIIIe siècle

- Par Frédérique Roussel

On sait depuis longtemps que l’éden ne dure pas. Pas tant à cause des agressions extérieure­s que des tentations irrésistib­les que l’on a en soi-même d’aller voir ailleurs. Mais en dehors, ce besoin d’inconnu peut avoir un goût de sang. C’est cette envie d’au-delà qui a poussé le petit Lam, 10 ans, à quitter la vallée africaine d’Isaya, protégée de falaises, dans laquelle il a grandi à l’abri du monde avec ses parents, son frère aîné Soum et sa soeur Alma. Celle-ci, qui avait depuis des mois apprivoisé un cheval blanc égaré qu’elle avait baptisé Brouillard, a bercé Lam d’histoires merveilleu­ses. Les contes de fées peuvent donner des ailes, et ils ont fait trop rêver Lam pour en rester là. «Mais il s’est passé quelque chose qu’elle n’avait pas prévu et qui lui fait un peu peur. Son frère a construit sa cabane dans ce monde qu’elle lui invente. petit à petit, Lam s’est installé làbas, dans ce paysage imaginaire. Depuis des mois, il ne pense qu’à cela, le jour et la nuit.» Alma, 13 ans, part elle aussi du refuge paradisiaq­ue pour tenter de retrouver Lam. De son côté, âgé de 13 ans aussi, Joseph Mars se fait piéger exprès sur le navire français dirigé par le redoutable Lazare Bartholomé­e Gardel, la Douce Amélie. Il porte sur lui un message crypté du pirate Luc de Lerne qui promet de mener à un butin sonnant et trébuchant, comme dans toutes les histoires de forbans. L’impitoyabl­e capitaine Gardel enferme d’abord Joseph dans un réduit sous sa cabine, prévoyant de le donner à manger aux requins en haute mer, et se ravise quand il découvre le message pirate, dont la résolution peut lui apporter la fortune et le statut d’armateur qu’il convoite. Le resquilleu­r, qui travailler­a comme mousse auprès du charpentie­r, découvre que la cargaison du bateau sera constituée d’esclaves achetés sur les côtes, puis abandonnés à Saint-Domingue contre du sucre dans des tonneaux, du café, de l’indigo, du poivre, du coton. «Il vient d’embarquer dans une prison flottante, un navire négrier parti faire le plein de captifs en Afrique, et Joseph fait comme s’il n’y allait avoir à bord que des sacs de café ou des barriques de sucre.»

L’auteur, Timothée de Fombelle, avait cet âge-là aussi, 13 ans, quand il est arrivé au pied de la forteresse d’Elmina, battue par les vagues, au Ghana. En explorant la côte avec sa famille, il a découvert des forts sur des centaines de kilomètres, tous abandonnés et envahis de végétation. A peine deux siècles plus tôt, des millions d’hommes et de femmes avaient été parqués à l’intérieur, après avoir été capturés loin de là. Ils avaient ensuite été embarqués sur des navires comme sa Douce Amélie, pour servir d’esclaves. «A l’heure qu’il est, ils n’ont déjà plus de noms, dit le charpentie­r Poussin à Joseph. Ils marchent sur des chemins de terre. Ils sont enfermés dans des parcs à bétail ou dans des caves sur la côte. Dans huit jours tu les verras. On les montera à bord un à un. On les entassera ici. Trois par mètre carré. Si tous les autres gagnent, c’est parce que ceux-là ont tout perdu.»

Ce passé esclavagis­te hantait l’écrivain dont les romans Tobie Lolness (2006) ou le Livre de Perle (2014) tournait déjà autour du thème du déracineme­nt et de l’exil. Il souhaitait écrire une fiction soit d’aventure pure, et en même temps documentée. C’est ainsi que trente-cinq ans après avoir vu des vestiges du trafic d’esclaves, il a imaginé cette trilogie, Alma. L’histoire part en 1786 de ce havre protégé des contreband­iers et du racisme, d’où s’enfuit Lam, puis sa soeur. Puis leur père Mösi qui part à leur recherche, retrouvant un passé qu’il avait fui, celui d’un fils de pêcheur devenu dix ans plus tard un gold taker, soit un des plus gros négociants d’êtres humains pour les navires de passage. La mère, Nao, et son fils aîné Soum, vont tous deux être capturés par des négriers. Ils sont les derniers représenta­nts d’une tribu, les Okos, que la captivité extermine. Alma signifie «liberté» dans leur langue. A bord, le chant de Nao envoûte ses compagnons d’infortune et leur redonne fierté. «Elle raconte le raffinemen­t de ce peuple, la beauté des jardins, le pouvoir des docteurs et des griots, la bravoure des guerriers.» Ce premier volume pose une galaxie de personnage­s confrontés à l’adversité, Alma la farouche, Joseph le mousse malin, Amélie la fille de l’armateur Bassac ruinée d’un coup… La suite mènera, promet Timothée de Fombelle, «tout autour de l’Atlantique, entre les plantation­s des îles et de Louisiane, dans le Paris d’avant la Révolution, parmi les abolitionn­istes de Londres et Bristol, jusqu’au grand soulèvemen­t de Saint-Domingue». Autrement dit de l’esclavage à la liberté primale. •

Timothée de Fombelle Alma t.1 le vent se lève Illustré par François Place, Gallimard Jeunesse, 400 pp., 18 € (ebook : 12,99 €).

«A l’heure qu’il est, ils n’ont déjà plus

de noms. Ils marchent sur des chemins de terre. Ils sont enfermés

[…]. Dans huit jours tu les verras.»

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