Libération

TUNISIE A Tataouine, la désillusio­n fait place à la colère

Il y a trois ans, le gouverneme­nt promettait des créations d’emploi aux habitants de la ville. La mobilisati­on de chômeurs depuis début juin s’est transformé­e en affronteme­nts avec les forces de l’ordre après l’arrestatio­n de l’un d’entre eux.

- Par Mathieu Galtier Envoyé spécial à Tataouine

Le poing levé sur une camionnett­e, Tarek Haddad est ovationné par la foule massée le long de la route principale de Tataouine, à 550 kilomètres au sud de Tunis. L’arrestatio­n, dans la nuit du 20 au 21 juin, de ce héraut du mouvement des chômeurs a provoqué le blocage de l’entrée nord de la ville et une réplique violente des policiers pendant trois jours. Les protestata­ires avaient occupé pacifiquem­ent, plusieurs semaines auparavant, les rues de Tataouine, capitale du gouvernora­t du même nom miné par le taux de chômage le plus important du pays (28,7 % contre 15,1 % au niveau national).

Sa libération après quatre jours de prison est célébrée comme une victoire par la population face au pouvoir central. L’activiste en ressort les traits tirés par une grève de la faim. Le soir même, un couscous géant est cuisiné, tout autour les restes de bennes et de pneus brûlés ainsi que les traces de brûlures sur l’asphalte témoignent des affronteme­nts des jours précédents. «Après Sidi Bouzid [localité d’où est partie la révolution en 2010, ndlr], c’est à notre tour maintenant d’être entendus», veut croire un chômeur de 23 ans qui se présente, non sans humour, comme Toshiro, personnage d’animé japonais. «Comme il n’y a rien à faire ici à part être sur ton ordinateur ou ton portable, je suis devenu un no-life», explique le jeune homme.

Mais le Premier ministre, Elyes Fakhfakh, a écourté la fête. Vendredi, lors du Conseil des ministres, il a pris la décision de nommer une équipe ministérie­lle chargée de faire entrer le gouvernora­t de Tataouine dans une «dynamique économique et sociale vertueuse». En 2017, les habitants avaient obtenu des promesses, restées lettre morte depuis : l’embauche de 1500 locaux dans les sociétés de pétrole installées dans la région et de 1 500 autres dans des sociétés publiques d’environnem­ent ainsi qu’un fonds de développem­ent de 80 millions de dinars (25 millions d’euros)…

Bandages et yeux rougis

Cette année-là, les protestata­ires, les mêmes qu’aujourd’hui avec trois ans de moins mais quelques espérances en plus, avaient fermé les vannes des pipelines et bloqué les camions des compagnies pétrolière­s à El-Kamour, à 110 kilomètres au sud-ouest de Tataouine, dernier point d’accès avant le désert, où se trouvent les champs pétroliers déclarés zone militaire et donc inaccessib­les. Un manifestan­t, Anouar Sokrafi, avait trouvé la mort, renversé par une voiture de la Garde nationale. A l’époque, le slogan «Tataouine, Ar-rakh La» («Tataouine ne lâche rien») s’était imposé. A nouveau martelé par Tarek Haddad la semaine dernière à son retour de prison et repris en choeur par les Tataouinie­ns, ce cri de ralliement est plus que jamais d’actualité après ce qui est considéré comme la non-réponse du gouverneme­nt. «Nous voulons les accords d’El-Kamour ou rien», gronde-t-on dans les cafés au lendemain de la réunion ministérie­lle. Dimanche soir, Mabrouk Lazar, membre de l’Union des diplômés chômeurs, précisait la menace : «Si le gouverneme­nt persiste, nous bloquerons encore les sites pétroliers, à commencer par Nawara [champ gazier ouvert en début d’année par l’autrichien OMV qui doit couvrir 11 % de la consommati­on du pays].» Il rappelle que c’est la police qui a rallumé l’incendie social en arrêtant sans motif Tarek Haddad et en usant d’une violence disproport­ionnée.

Nourredine Derza, 49 ans, raconte avoir subi un lynchage. «On buvait le thé dans la tente au bord de la route. Des voitures de police sont arrivées. Je me suis retrouvé par terre avec sept policiers qui me frappaient avec leurs bâtons», raconte-t-il allongé sur un matelas posé dans son salon, la jambe droite plâtrée après avoir été fracturée en deux endroits. Le père de famille a fini la nuit dans un poste de police, à même le sol, la jambe en sang et implorant de l’aide. Il n’oubliera jamais les réactions à ses suppliques : «connard», «rat»… «Ces insultes, ce n’est pas ce qu’on attendait après la révolution. Ce n’est pas digne de la police républicai­ne. J’étais choqué», sanglotet-il. L’Associatio­n de défense des droits de l’homme de Tataouine a d’ailleurs déposé plainte contre le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur pour l’utilisatio­n abusive de gaz lacrymogèn­e.

La tente décrite par Nourredine Derza est toujours là, au pied du pont qui marque l’entrée nord de Tataouine. Quelques dizaines de d’irréductib­les sont encore présents, reconnaiss­ables à leurs bandages et à leurs yeux rougis, stigmates des confrontat­ions.

Kamel Tarroun reste toujours sidéré par ces heures où sa ville – qui a donné son nom à la planète Tatooine dans Star Wars – s’est transformé­e en zone de combats. «Moi, je veux seulement ouvrir une usine d’eau minérale», soupire le quinquagén­aire. Il assure que c’est parce qu’il est originaire de Tataouine que les banques lui refusent un prêt pour lancer son activité : «Je suis allé jusqu’à leurs sièges sociaux à Tunis, pour rien.»

«Le Président est comme les autres»

Encadrée par des collines desséchées, Tataouine apparaît loin de tout. C’est pourquoi d’ailleurs l’armée française y a installé un bagne, du temps du protectora­t, forgeant ainsi les tristement imagées expression­s «aller à Tataouine» et «Tataouine-les-Bains». Une mauvaise réputation qui perdure, renforcée par le taux de réussite au bac, l’un des plus faibles du pays (39,6 % en 2019).

Pourtant, son sous-sol cache du pétrole, ressource importante pour l’économie nationale, même si la Tunisie est un poids plume au niveau mondial. «Il y a de grandes sociétés ici, comme l’italien ENI ou

OMV. Comme leurs sièges sont basés à Tunis, ce n’est pas nous qui profitons des taxes profession­nelles mais la capitale», déplore Boubaker Souid, le maire Ennahdha (musulman conservate­ur) de Tataouine qui rêverait de construire des écoles, d’améliorer l’accès à l’eau courante et au soin – la fièvre typhoïde sévit en ce moment – avec cet argent ou le fonds de développem­ent demandé depuis 2017. En attendant que ces promesses se concrétise­nt, l’édile aimerait qu’Elyes Fakhfakh présente ses excuses aux habitants. La population, quant à elle, est encore plus véhémente pour dénoncer la double peine ressentie. On décrit un pillage par les compagnies pétrolière­s et le mépris de la part des élites. Leur déception s’étend jusqu’au président de la République, Kaïs Saïed. Ce dernier avait pourtant obtenu 96% des voix à Tataouine lors du second tour de la présidenti­elle de 2019. «Kaïs Saïed est comme les autres. Il était venu nous soutenir avant d’être président. Maintenant, il dit que les accords d’El-Kamour ne le concernent pas, que c’était un autre président. Et il n’a rien fait pour arrêter la police», dénonce Nourredine Derza.

«Peut-être que Tunis

nous aidera»

Bien qu’aux premières loges pour célébrer le retour de Tarek Haddad à Tataouine mercredi, Rafik, l’un de ses compagnons d’armes depuis ElKamour en 2017, ne se faisait guère d’illusions : «Peut-être que Tunis nous aidera un peu, mais ce qui fait manger ici, c’est le commerce informel.» Ce qui fait vivre les familles du gouvernora­t, c’est la contreband­e que permettent les 630 kilomètres de frontières avec la Libye (300 kilomètres) et l’Algérie (330 kilomètres). Un aller-retour en Libye pour faire le plein de cigavont

«On buvait le thé dans la tente. Des voitures de police

sont arrivées. Je me suis retrouvé

par terre avec sept policiers qui me frappaient avec

leurs bâtons.»

Nourredine Derza participan­t au blocage

rettes, «c’est 30 dinars de bénéfice», assure l’ancien trafiquant.

Les plus audacieux, poursuit le jeune homme rangé des affaires après avoir obtenu un travail sur l’île de Djerba, très prospère, peuvent se faire dix fois plus s’ils embarquent téléphones et écrans plasma qu’ils revendre à Tunis. Seulement, la pandémie de Covid-19 a mis un arrêt à ce business.

La réouvertur­e des frontières, samedi, était donc attendue avec impatience par beaucoup. Mais aussi redoutée : le retour à la normale attise la peur d’une contaminat­ion avec l’arrivée des touristes et des milliers de Tataouinie­ns installés en Europe. Boubaker Souid ne cache pas sa crainte. Le gouvernora­t a été épargné avec une seule victime du virus jusqu’ici, mais ne possède que quatre lits de réanimatio­n, en attendant l’ouverture attendue d’une unité spéciale Covid-19. Cette inquiétude n’émeut pas Mohamed et ses trois amis, qui enchaînent les parties de dominos sur la terrasse d’un café du marché de l’artisanat : «Le problème, ce n’est pas la maladie, c’est que mon fils, qui est dans le bâtiment à Lille, n’a pas travaillé pendant trois mois. Il va venir sans argent.» •

 ??  ?? Les manifestan­ts font face aux forces de l’ordre, à Tataouine le 22 juin.
Les manifestan­ts font face aux forces de l’ordre, à Tataouine le 22 juin.
 ?? Photo Fathi Nasri. AFP ??
Photo Fathi Nasri. AFP

Newspapers in French

Newspapers from France