Libération

L’âge mur

Azzedine Taïbi Mis en cause pour avoir soutenu l’installati­on d’une fresque sur les violences policières, le maire PCF de Stains, tranquille dans ses combats, assume.

- Par Quentin Girard photo frédéric stucin

a n’arrête pas. Au comptoir du café, sous les grandes halles de Stains (Seine-Saint-Denis), sirotant un thé à la menthe, Azzedine Taïbi ne peut pas parler une minute sans que l’un de ses concitoyen­s ne l’aborde. L’un pour l’inviter à l’inaugurati­on de son magasin, l’autre pour une place en HLM, un troisième pour un jardin mal nettoyé, la plupart pour seulement dire bonjour. Pas facile de respecter les gestes barrières. Et il répond à tous, d’un grand sourire. «J’avais jamais vu de ma vie un maire qui tape un thé avec vous sur le marché ou dans la cité, dit l’un. Il ne le fait pas que pendant les campagnes électorale­s. On est en direct avec lui. Y a pas de filtre, c’est agréable.» Un jour normal en somme pour Taïbi, édile PCF de Stains, banlieue populaire de la petite couronne parisienne dont il a été réélu au premier tour pour un second mandat.

Normale, la semaine dernière ne l’était pas. Une fresque, plutôt discrète, dans une petite rue à une centaine de mètres du marché, a été peinte en hommage à Adama Traoré et à George Floyd avec l’inscriptio­n «Contre le racisme et les violences policières». Inaugurée par le maire et Assa Traoré, la peinture donne des boutons aux syndicalis­tes d’Alliance. «Ultime provocatio­n par un élu de la République qui stigmatise les policiers», ont-ils tweeté, avant d’appeler à une manifestat­ion devant l’oeuvre d’art. Depuis, c’est l’enchaîneme­nt. Si les policiers ont finalement renoncé à se rassembler devant l’objet de leur ire, Castaner, ce grand sensible, a déclaré qu’il était «choqué» et qu’il «partageait l’indignatio­n», dénonçant des «amalgames». Le préfet de la Seine-Saint-Denis a annoncé de son côté qu’il avait mis en demeure la mairie de retirer la mention «policières» après «violences».

Le maire attend toujours la mise en demeure. Il ne leur obéira pas, mais il se serait bien passé de cette polémique. Il préférerai­t qu’on vienne le voir pour parler de sa crainte de la catastroph­e économique postconfin­ement qui s’annonce dans une ville déjà sévèrement touchée par le chômage. «Cette fresque est une oeuvre artistique, réalisée par un collectif de la ville, raconte-t-il en saluant le vendeur de produit de vaisselle. Je ne vais pas être leur censeur. J’en ai parlé avec eux avant le rassemblem­ent pour Adama Traoré à République et je leur ai dit : “Carte blanche.” L’art est une arme contre la violence, ça permet de poser le débat sans passer à l’acte.»

Le maire voudrait maintenant organiser un débat avec des habitants, des associatio­ns, des sociologue­s, des forces de l’ordre, sur les violences policières. «A Alliance, je leur dis : “Vous vous trompez de cible.” Vous m’attaquez parce que j’attiserais la haine alors que justement je ne cesse de me battre pour demander plus d’argent et de personnels pour vous.» Il rappelle la baisse du nombre d’effectifs dans sa ville depuis vingt ans et le manque de moyens général qui empêchent les forces de l’ordre de bien faire leur travail et provoquent parfois des bavures.

A 56 ans, Azzedine Taïbi n’en est pas à son premier coup d’éclat. Sous son air bonhomme et sa démarche large et tranquille, il a l’habitude de se frotter à l’Etat. «C’est un peu Peppone contre Don Camillo, une tête dure très affable, raconte Eric Coquerel, député insoumis du départemen­t. Il tient à ses idées et il est sympathiqu­e, convivial, ouvert à la discussion.» Le maire de Stains a attaqué l’Etat avec d’autres élus en 2018 pour «rupture d’égalité républicai­ne», après un rapport parlementa­ire démontrant les inégalités territoria­les et sociales en Seine-Saint-Denis. L’année suivante, il s’est mis en grève sur le sujet. Pendant les manifs de décembre, il a affrété des cars pour aller marcher à Paris. Le rebelle a eu aussi maille à partir avec la préfecture et la justice pour l’affichage d’une banderole de soutien à Marwan Barghouti, ex-leader du Fatah emprisonné par Israël. «Les combats sont partout à travers le monde. En étant maire, je ne vais pas m’autocensur­er sur des actions qui me semblent justes», dit celui qui s’est d’abord engagé dans les années 80 pour la marche pour l’égalité (il déteste le terme de «marche des

Beurs») avant de militer contre l’apartheid et pour la libération de Nelson Mandela.

Dans la rue, une femme et son fils ado l’interpelle­nt. Ils lui disent bravo pour la fresque. Un autre lui parle des

gilets jaunes éborgnés en manif. Un peu plus loin, à la terrasse d’une pizzeria, ce n’est pas la même rengaine. «Je suis pour Floyd mais pas pour les Traoré, cette bande de trafiquant­s de drogue, comme tous ceux qui traînent devant chez moi, lui lance un habitant du quartier. Pourtant, moi, les flics, je les supporte pas, je sais qu’ils travaillen­t pour le gouverneme­nt et qu’ils sont pas au service des citoyens.» «C’est la différence, moi, je les supporte, répond Taïbi. Cette fresque, elle n’est pas que sur Floyd et Traoré, elle parle de Chouviat, du petit Steve…»

Azzedine Taïbi est né à Neuilly-sur-Seine, de parents algériens. Son grand-père s’était engagé dans l’armée française. Il a été capturé en 1940, et a été fait prisonnier pendant plus d’un an en Allemagne, avant d’être renvoyé en Kabylie. Son père arrive au début des années 50, sa mère un peu plus tard. La famille a grandi à six dans un appartemen­t de 20 m2 à Levallois, avant qu’elle ne soit relogée dans un logement HLM du Bois-l’Abbé à Chennevièr­es-sur-Marne, dans les années 70. Le père travaille dans un garage, à Paris, situé près de feu le Théâtre de l’Empire. Il s’occupe des voitures de Jacques Martin, Pierre Tchernia ou encore Roger Hanin. «Il nous parlait de leurs belles DS. Il était fier qu’ils connaissen­t son prénom, Tahar», se souvient celui qui est marié à une fonctionna­ire de la mairie de Paris. Ils ont un fils, en sixième.

Il arrive au début des années 80 à Stains, où il commence une carrière d’animateur dans la cité Allende. Il emmène les jeunes au Louvre, à des concerts et au théâtre, qu’il adore, notamment Ariane Mnouchkine et Marjorie Nakache. A peine majeur, il commence à militer, mais jamais à SOS Racisme, trop noyauté par le PS à son goût. Il voit dans les divisions actuelles chez les antiracist­es une vieille rengaine de quarante ans, non pas entre universali­stes et communauta­ristes, mais entre «récupérés par le politique» et «indépendan­ts». L’adhésion au PCF en 1987, à une époque où c’était déjà ringard, est un hasard pour celui qui a soutenu Mélenchon en 2017. Une histoire de rencontres, de gens «incroyable­s et dévoués». Dès 1989, à 25 ans, il devient conseiller municipal, et, en 1994, adjoint. «C’est un élu qui ressemble à la population de sa ville, dit Coquerel. Malheureus­ement, c’est encore trop peu souvent le cas.» Le frondeur, aussi conseiller départemen­tal, est même le premier maire d’origine maghrébine de l’histoire à diriger une cité de plus de 30 000 habitants. Il n’insiste pas là-dessus, répète souvent qu’il est «français» avant tout. Il finit par dire : «Mes combats gênent, et le fait que ça vienne d’une personne qui s’appelle Azzedine Taïbi, ça gêne encore plus.» Et ça, ça l’embête vraiment : il n’aurait jamais voulu le penser. • 1964 Naissance. 2014 Elu maire de Stains.

15 mars 2020 Réélu au premier tour.

Juin 2020 Polémique sur la fresque.

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