Genio Morricone
Porté aux nues pour ses innombrables partitions pour le cinéma, l’audacieux et fougueux maestro est mort à 91 ans.
Ce n’est pas tous les jours qu’un continent disparaît. Même dans le cercle des musiciens pour le cinéma, où le stakhanovisme est une religion intensément pratiquée, Ennio Morricone possédait une endurance qui laissa genoux à terre et langue pendue, durant des décennies, tous ses collègues de pupitre. Et si une mauvaise chute, fatale à 91 ans, n’avait mis un point final dans la nuit de dimanche à lundi à cette carrière phénoménale, gageons que le maestro italien serait encore à sa table de travail, dans cet immense appartement de Rome qu’il ne quittait quasiment jamais, hormis pour des tournées elles-mêmes marathoniennes avec l’orchestre qui portait haut et fort sa légende. Malgré son goût pour les mathématiques, qu’il affichait sévèrement sur son visage, Morricone avait renoncé à compter, évaluant à la louche entre 400 et 500 le nombre des musiques de film ou de télévision portant sa griffe, une bonne centaine d’oeuvres de «musica assoluta», ainsi qu’il aimait qualifier son jardin plus intime (de la musique d’improvisation ardue à des concertos, messes ou cantates plus académiques), sans oublier les wagons de chansons composées ou arrangées à ses débuts dans les années 50 et 60. Quant au style morriconien, raccourci dans la mémoire collective à ses partitions pour les westerns italiens, particulièrement ceux de Sergio Leone, ainsi qu’à quelques «tubes» mondialement fredonnés (le Clan des Siciliens, Sacco et Vanzetti, le Professionnel, Mission ou Cinema Paradiso), il est aussi vaste et kaléïdoscopique que l’oeuvre elle-même, bien que reconnaissable le plus clair du temps dès les premières mesures.
Pour sa prolixité comme pour le reste, Morricone partagera ainsi plus qu’une syllabe de son nom avec Mozart. De devenir musicien, Ennio Morricone n’eut pourtant guère le choix. A l’âge de 10 ans, le garçon né le 10 novembre 1928 à Rome se rêve en joueur d’échecs et organise des petits tournois avec trois camarades du même immeuble de la via delle Fratte di Trastevere, où il vit avec ses parents et ses quatre frères et soeurs. Son père, Mario, trompettiste de jazz, vient briser nette la vocation de son aîné, balayant d’un même revers le plan B du petit Ennio, celui d’épouser des études de médecine. «Un jour, il m’a mis la trompette entre les mains et il m’a dit : “J’ai élevé toute ma famille avec cet instrument. Tu feras la même chose avec la tienne.” Il m’a inscrit au cours de trompette du conservatoire et j’ai finalement abordé la composition après avoir été reçu brillamment au cours d’harmonie quelques années plus tard.» A l’Académie nationale de Sainte-Cécile, le jeune homme se distingue ainsi du tout-venant des futurs concertistes. Sa compréhension des grandes oeuvres du répertoire classique semble une simple formalité et les diplômes qu’il accumule en composition et direction d’orchestre sont autant de sésames censés lui ouvrir en grand les portes des prestigieuses institutions musicales du pays.
nuée d’insectes fous
Le premier chef à solliciter ses services, au début des années 50, se nomme Carlo Savina. Il travaille pour l’orchestre de la Rai et lui demande d’écrire des arrangements pour des dramatiques jouées en direct par des comédiens à la radio. La chance pour Morricone, celle qui va définir l’essentiel de son savoir-faire par la suite, est que l’orchestre en question intègre aussi bien des instruments classiques qu’une section rythmique de jazz, un orgue Hammond et un saxophone. Peu disposé à tartiner des roucoulades sentimentales ni à faire ronronner les instrumentistes, le jeune et impétueux surdoué prend des risques, se fait parfois rappeler à l’ordre par Savina (lequel, en privé, lui confesse son admiration), mais sa fougue et ses auda
ces finissent toujours par l’emporter. Sa maîtrise de tous les langages, des plus sophistiqués aux plus tapageurs, l’amène à mettre un pied dans la variété, en plein essor à la fin des années 50, et à signer un contrat avec RCA, l’incontournable marque de disques italienne qui ratisse large, des vieilles chansons napolitaines à peine défraîchies aux prémices du rock en passant par les rossignols de saison qui tambourinent aux portes des hit-parades.
Pendant une demi-douzaine d’années, jusqu’en 1966, Morricone est un fabricant de succès à la méthode éprouvée, qui consiste à placer la mélodie au centre et à faire graviter autour tout l’orchestre comme une nuée d’insectes fous tarabustés par une rythmique précise et percutante. Son art est ainsi né, et il fait la gloire de chanteurs aujourd’hui oubliés (Gianni Morandi, Gino Paoli, Edoardo Vianello) et d’étrangers qui visent le juteux marché rital en passant par le festival de Sanremo, comme Paul Anka qui explose tous les compteurs en 1964 avec Ogni Volta, écoulé à un million et demi d’exemplaires. Parmi ces tubes usinés à la chaîne, certains deviennent des standards et leurs interprètes d’immenses stars nationales, à l’instar de Mina et Se Telefonando en 1966 (repris en français par Françoise Hardy), plaçant Morricone en équivalent transalpin de Phil Spector ou de Gainsbourg. Sa force de travail est telle, et son ego encore en sourdine, qu’il accepte de servir de «nègre» pour des musiciens de cinéma dès le milieu des années 50, pour finalement se voir offrir en 1961 sa première partition signée de son nom, celle de Mission ultrasecrète de Luciano Salce.
Gimmicks et silences
A l’époque, Morricone envisage le fait de composer pour le grand écran avec la même légèreté que ses travaux pour la radio, la télé ou la chanson, c’est-à-dire comme un paravent alimentaire à son ambition secrète d’inscrire son nom dans les mêmes colonnes que Luigi Nono ou Luciano Berio, maîtres de la musique savante qu’il pratiquera aussi à ses heures sérieuses avec l’ensemble contemporain Gruppo di Improvvisazione Nuova Consonanza. Mais en 1963, un coup de fil change la donne. A l’autre bout, un certain Sergio Leone demande à passer le voir pour que Morricone l’aide sur la musique d’un western qu’il est en train d’écrire, intitulé Il magnifico straniero –«l’étranger magnifique», rebaptisé ensuite Pour une poignée de dollars. Rendez-vous pris, le jeune cinéaste sonne quelques heures plus tard à sa porte, et Morricone reconnaît le Sergio avec lequel il était à l’école primaire, ce hasard des retrouvailles scellant une amitié et une collaboration de vingt années fertiles en chefs-d’oeuvre, de la Trilogie du dollar jusqu’à l’apothéose sublime d’Il était une fois en Amérique, en passant par Il était une fois dans l’Ouest et Il était une fois la révolution. On l’a souvent rappelé, mais Morricone est le second metteur en scène des films de Leone, les partitions étant intégralement écrites avant le premier tour de manivelle et diffusées sur les plateaux, chorégraphiant ainsi l’action, la dilatation si particulière des plans, et définissant chaque personnage avec une acuité opératique
– «l’Homme à l’harmonica» en étant l’épitomé. La musique de Morricone s’abreuve à toutes les sources imaginables, jouant autant des gimmicks les plus criards que des silences appris religieusement chez John Cage, sur l’utilisation d’instruments sans noblesse (la guimbarde, le banjo) et en tordant le timbre des plus distingués, sur la voix humaine comme sur les sifflements, sur le lyrisme comme sur la sécheresse des dissonances les plus âpres. Une matrice que le compositeur décline de façon industrielle durant l’âge d’or des années 65-75 – afflux de commandes oblige – mais sans jamais abandonner à la facilité des reproductions sans caractère, multipliant au contraire les incursions dans tous les styles (bossa, rock, pop, psychédélisme, free-jazz ou musique
électronique) pour élargir à l’infini sa palette.
douceur romaine
Au générique de Morricone, presque tout le cinéma d’auteur mondial se presse: Pasolini, Polanski, Terrence Malick, De Palma, jusqu’à Tarantino qui lui offre une belle sortie avec les Huit Salopards après s’être largement servi dans ses anciennes BO, s’attirant parfois les foudres de l’antipathique maestro pour avoir saccagé ainsi son patrimoine. A fureter dans le labyrinthe de sa discographie, dans les couloirs les plus ombragés des musiques pour films de genre, comédies polissonnes ou thrillers de troisième zone, on a découvert ces dernières décennies tant d’inestimables trésors que Morricone a atteint tardivement le statut d’une rock star, considéré à l’égal des Beatles, de Bowie ou de Miles Davis par les artistes pop ou les rappeurs qui cherchèrent à l’approcher –et se firent pour la plupart envoyer sur les roses, l’homme ayant assez peu d’attrait pour le cacheton.
Un homme qui a tourné le dos aux dollars d’Hollywood – et fut longtemps, en représailles, privé d’oscar, jusqu’à celui remis à l’ensemble de sa carrière en 2007, puis pour le Tarantino neuf ans plus tard– et a préféré vivre de la douceur romaine, laissant avec flegme le monde venir à lui, tel un pape, un empereur, dont l’oeuvre est à la fois la chapelle Sixtine d’une religion canaille et le Colisée intact de la musique au cinéma. Un monument autour duquel on n’a pas fini de s’éblouir. •