EDO NGANGA La rumba dans l’ère
Cofondateur de grands orchestres congolais dont l’OK Jazz et les Bantous de la capitale, le patriarche est mort en juin à 87 ans. «Libération» l’avait rencontré fin janvier à Brazzaville, pour évoquer cet âge d’or et le souvenir de ses compères disparus.
Il s’agissait de tirer le portrait à vif d’un survivant, ce sera un tombeau. Fin janvier, on s’était rendu aux confins de Brazzaville, à «la Frontière», au bout d’une voie laissée inachevée et barrée depuis des lustres, où s’arrête net le goudron, mais la ville déborde, suit des sentiers escarpés qui sinuent en ruelles ocre jonchées de détritus, pour trouver chez lui, cramponné à sa canne offerte par un admirateur de Paris, Edouard «Edo» Nganga, dit «le patriarche», «le doyen», «le monument», voire le «fossile vivant» de la rumba congolaise. Mais le monument est mort le 7 juin, à 87 ans. Une éternité en Afrique centrale plus qu’ailleurs, pour l’essentiel consacrée à faire résonner son art et sa voix sur les deux rives du fleuve Congo et au-delà: en Europe, à Cuba où fut peinte une fresque en son honneur, en tous les recoins du continent où cette musique entre-tissée de traditions locales, d’emprises latines et de modernité jazz porta la saveur de l’indépendance enfin acquise. Pour n’être pas toujours identifié sur les photos de l’âge d’or fifties où trône pourtant souvent au micro sa silhouette coquette, et moins révéré que les instrumentistes de génie Franco, Rochereau ou ses compères Nino Malapet et Jean-Serge Essous, tous morts avant lui, sa disparition ne fit pas grand bruit de ce côté du monde. Mais son Congo lui a réservé une pluie d’hommages, en reconnaissance de l’emblème patriotique qui fut à la fondation de quelques-uns des orchestres majeurs de la rumba moderne, de l’OK Jazz de Franco qui voyait en lui «le sage du groupe» à ses Bantous de la capitale, dont il demeura le parrain, la mémoire, l’ultime témoin des prémices et un chanteur intermittent, plus de soixante ans après le concert fondateur.
«Edo Nganga, c’est l’éléphant qui est parti, mais quand un éléphant s’en va, les défenses restent, nous dira David-Pierre Fila, réalisateur du film Sur les chemins de la rumba. Quand on écoute la rumba des Bantous de la capitale, c’est pour moi toute la beauté de cette belle région qu’est le bassin du Congo, et Edo incarnait à travers sa musique cette idée même d’unité bantoue, de bonté, de beauté, de joie, d’allégresse, d’engagement, de paix, et de peine, aussi. Cette musique universelle nous a élevés, et on le doit notamment à cet homme, qui a bercé des générations d’Africains.»
Courts-circuits du souvenir
Ce matin-là de la fin de l’hiver équatorial, quelques jours après un concert à l’Institut français, le monument était fatigué et paressait dans la cour de la maison aux murs jaunes et verts, édifiée «avec [ses] droits d’auteur» en ce faubourg impraticable à moteur, enclavé entre «la Frontière» et l’hôpital dit «des Chinois» : Makazou, un dédale accidenté de maisonnettes de briques et de tôle dont on peinait à croire qu’il puisse encore l’arpenter sans mal, malgré ce «troisième pied» qu’en parlant il caressait sans cesse comme un sceptre. Mais un quartier dont il détenait toujours, depuis 2007, le titre honorifique de chef, que des conseillers passaient à l’improviste couver de leurs attentions et –lorsque sa mémoire usée ne pouvait combler ses trous d’air par «machin», son grand tic – l’aider à finir ses phrases.
D’une voix sculptée dans la roche chaude, qui souvent se perd dans des abîmes graves pour se laisser recouvrir par les cris d’enfants et les vrombissements d’avions volant bas au-dessus des toits, il nous a fait le récit effiloché de cette traversée musicale d’une longévité hors normes, bordée de fantômes auxquels les courts-circuits du souvenir n’auront de cesse de revenir pour énumérer les noms de ses compagnons disparus: «Tous les amis que j’ai eus à l’époque, ceux de l’OK Jazz, les Franco, les Vicky, et ceux d’ici, Nino, Jean-Serge, Saturnin, ils sont décédés. Et moi je reste, je les représente. Il faut que les Bantous continuent, je suis responsable de transmettre cet héritage.» Un héritage qui vit après lui, à la faveur d’une tradition de transmission au long cours au sein du seul groupe né avant l’indépendance de la république du Congo à avoir accompagné la vie sociale, culturelle et politique du pays à travers les crises et les aléas de son histoire, jusqu’à aujourd’hui.
Effervescence décoloniale
Cette vie scandée de voyages et des va-etvient entre les deux Congos a commencé sur l’autre rive, à Léopoldville (futur Kinshasa) en 1933. «Mais je n’y ai pas vécu, j’ai passé mon enfance ici, à Brazzaville avec ma mère.» Son père travaillait au Courrier d’Afrique, à Kinshasa. «Moi, je voulais enseigner, comme mon grand-père», resté dans l’histoire comme le premier instituteur congolais. Lequel préférera lui désigner une vocation de menuisier. «J’ai fait mon CAP à Brazzaville, j’ai exercé, mais j’avais ce côté artiste.» Comment est-il entré en musique ? «C’est elle qui est entrée en moi. C’est Dieu qui l’a voulu. A l’école, je chantais du Tino Rossi, du Charles Trenet… et puis la musique m’a habité. Jusqu’à devenir ce que je suis.» Il commence au tam-tam, mais le micro l’aimante, qu’il ne lâchera pas.
«Il y a d’abord eu le Negro Jazz, en 1954. J’ai commencé à composer. Pour enregistrer, il n’y avait pas tellement de machines ici, il fallait aller de l’autre côté, à Léopoldville, où des Grecs tenaient les éditions d’enregistrements : Ngoma, Opika…» En pleine effervescence décoloniale, les jeunes formations se disloquent ou se redessinent à l’envi, tandis que les musiciens circulent d’un orchestre et d’une rive à l’autre, entraînant dans leur sillage les germes d’autant de possibles révolutions. Ainsi, en 1956, Edo se joint aux fondateurs de l’OK Jazz parmi lesquels un gamin des rues autodidacte, à la virtuosité bientôt éclaboussante : Franco. «Nous étions trois de Brazzaville, et trois de Kinshasa. A ce moment-là, Franco était tout jeune, il commençait la guitare, il était mince !» s’esclaffe-t-il avant de fredonner l’un des hymnes du groupe sur un air de sa composition, qui égrène les noms des membres «Franco, Vicky, Edo, Nassé, La Lune, Essous…». Il signe quelques standards du groupe, dont Aimé wa Bolingo, exquise chanson inspirée par sa mère, qui restera sa favorite entre toutes.
«Et puis à Kinshasa, il y a eu des problèmes, ceux de Brazzaville devaient retraverser le fleuve.» En 1958, tandis que le climat indépendantiste dégénère en émeutes violemment réprimées et que les poussées nationalistes rappellent les uns et les autres à l’existence de la frontière, comme s’il fallait que chacun des Congos se consacre à sa propre indépendance, les Brazzavillois se retrouvent en douce au sud de Kinshasa pour des répétitions où la ferveur urgente du moment aiguise l’idée d’un orchestre épousant le souffle de patriotisme qui se lève au pays. Conçu telle une conspiration, lors de sessions menées en cachette des groupes phares OK Jazz et Rock-a-Mambo, le secret – essentiel en raison de rivalités exacerbées entre les orchestres et d’infidélités qui passent mal auprès des suiveurs– sera éventé par un chauffeur mécontent. Les admirateurs de l’OK Jazz viendront demander quelques
comptes musclés aux félons. Mais les valises sont prêtes. «Franco et Vicky sont restés, ils ont fondé le Tout-Puissant OK Jazz et nous les Bantous ici. Et c’est comme ça que Franco a commencé à grossir…»
Le 15 août 1959, les Bantous de la capitale donnent leur premier concert au dancing le plus en vue des nuits enfiévrées de Poto-Poto, à Brazzaville, Chez Faignond –l’endroit a perdu de sa superbe mais existe toujours en 2020. Devant un public difficile à contenir débute la grande aventure musicale d’un pays qui accédera à l’indépendance un an plus tard jour pour jour, la république du Congo. Lors des festivités, le premier chef d’Etat du cru, l’abbé Fulbert Youlou, exhibe fièrement l’orchestre, révolutionnaire dans son registre – notamment par l’introduction, inédite dans la musique congolaise, du swing d’une batterie jazz –, à chaque réception et cérémonie, si bien que les futurs leaders d’autres nations naissantes d’Afrique s’entichent des Bantous et érigent leur musique en bande-son des décolonisations. On les convie à animer les galas de l’indépendance au Togo, au Tchad, en Côte-d’Ivoire ou à Zanzibar. Des contrats les appellent à Lagos, Dakar, Douala, Alger ou Oran. Non sans quelques mésaventures : un concert à Luanda tourne à la fusillade entre deux factions ennemies de libération de l’Angola. Les disques paraissent tant sur les éditions de l’autre rive que sous label Pathé-Marconi à Paris, et un Club bantou d’admirateurs essaime en Afrique de l’Ouest comme en URSS, en France ou à Cuba. «On a reçu des cadeaux partout ! Il y a parfois eu des petits problèmes, des machins… Mais au retour, c’est les bons souvenirs qui restent. Et on repart toujours, comme des ambassadeurs. Jusqu’à aujourd’hui.» L’association éphémère avec le groupe cubain Aragon en visite lui laisse un souvenir ébloui, comme le voyage à La Havane, après deux semaines de répétitions acharnées à bord d’un navire soviétique, ou encore le passage aux Antilles –certains attribuent même l’éclosion du zouk à l’influente empreinte laissée sur la biguine locale par la rumba des Bantous.
Réjoui comme un gosse
Au fil des décennies, et des quelque 80 musiciens passés par ses rangs, l’orchestre connaît déclins et renaissances, mute sans cesse, se transfigure ou s’effondre au diapason des défections et recrutements. Il endure aussi les fugues de son chef d’orchestre Jean-Serge Essous, ou connaît aléas et quête d’équipement, qu’il faut soutirer à divers mécènes, dignitaires ou généraux. Il se décompose en d’autres groupes – Edo s’éclipsera un temps pour fonder les Nzoys – et se recompose au gré des passages clandestins d’un groupe à l’autre, de départ en catimini en retours triomphaux des leaders, parfois orchestrés depuis le gouvernement du pays, en mal d’effigies de la fierté nationale. C’est un ministre qui rappelle Edo en 2006, après dix ans de sommeil du groupe, dont il reprend la direction tant bien que mal, en guide et totem, comme avant lui le saxophoniste virtuose Nino Malapet avait continué de tenir ce rôle même une fois le souffle coupé par la maladie.
S’il a mené une riche vie, donné naissance à dix-huit enfants dont douze lui survivront, conseillé le ministre de la Culture et reçu les plus hautes distinctions nationales, les revenus de la musique se sont souvent perdus en route, et quand on le rencontre en sa maison de Makazou, il se réjouit comme un gosse de réceptionner le lendemain de nouveaux instruments importés de France par un sponsor, la société pétrolière congolaise, à l’occasion du 60e anniversaire de l’orchestre. «La musique des Bantous s’est transmise des vieux à des jeunes devenus vieux, qui continuent de transmettre. Quand on veut faire n’importe quoi, je montre l’exemple : il faut être concentrés, solidaires, c’est pour ça qu’on est encore là soixante ans après. Aujourd’hui c’est l’heure des jeunes, des petits-fils. Aux concerts, parfois je reste assis, j’assiste, parfois je chante une chanson. Mais ils connaissaient le rythme, la thématique des Bantous et ils se sont fondus dedans. Je chapeaute, ils nous remplacent.» •