Libération

Protection de l’enfance «Tout a été bousculé, on a fait comme on a pu»

Retour en urgence d’enfants dans leur famille, suivis et évaluation­s plus difficiles, disparités entre départemen­ts… La pandémie a bouleversé le fonctionne­ment de l’Aide sociale à l’enfance.

- Par Thémïs Laporte

Valise sous le bras, des enfants placés par des mesures de protection judiciaire ont quitté leur foyer d’accueil. C’était il y a bientôt quatre mois, au début du confinemen­t : les conséquenc­es de la crise sanitaire frappaient de plein fouet l’Aide sociale à l’enfance (ASE). L’annonce venait de tomber: plus d’école à partir du 17 mars. Vite, vite, il fallait se confiner, limiter les déplacemen­ts, réorganise­r les plannings des éducateurs… Les établissem­ents, bientôt débordés, devaient libérer des places. «D’habitude, on analyse au cas par cas, expliquet-on dans l’entourage du secrétaire d’Etat sortant chargé de la protection de l’enfance, Adrien Taquet. Avec la crise, c’était soit l’un soit l’autre : des mineurs sont restés confinés chez eux, d’autres dans la structure d’accueil, sans allers-retours possibles. Les droits de visite des parents ont été suspendus.»

Une enquête réalisée par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiqu­es (Drees) à la demande du secrétaria­t d’Etat, publiée début mai, permet de se faire une idée de la mobilité des mineurs pendant cette crise. Sur la seule semaine du 30 mars au 5 avril, dans 30 % des établissem­ents de l’ASE, une partie des enfants suivis ont dû quitter leur lieu de vie principal (foyer d’accueil ou domicile) ; pour les trois quarts des établissem­ents concernés, l’objectif principal était de privilégier un retour en famille pour le confinemen­t. «Parfois, c’était pour ne pas rompre le lien avec les parents, quand les relations étaient bonnes, rapporte l’entourage d’Adrien Taquet. L’absence de contact physique aurait été contraire aux besoins fondamenta­ux de l’enfant.» Dans d’autres cas, il fallait libérer de la place : «Des établissem­ents ont préféré élargir les droits d’hébergemen­t pour exécuter des placements plus urgents, quand le huis-clos du confinemen­t faisait exploser la famille.»

«Devant le fait accompli»

Problème : ces décisions appartienn­ent normalemen­t aux juges des enfants. Sophie Legrand, secrétaire générale du Syndicat de la magistratu­re (SM, classé à gauche), a vu remonter «quelques décisions, prises dans la panique, pour certaines en désaccord avec la position des juges». Car c’est à eux de déterminer la fréquence des visites et de l’hébergemen­t. Si un enfant a le droit de rentrer deux week-ends par mois chez ses parents, il ne doit pas pouvoir y rester deux mois. «A chaque fois, on m’a mis devant le fait accompli. Et encore, je n’étais pas au courant de tout», s’agace un juge des enfants au tribunal de Nanterre (Hauts-de-Seine).

D’un territoire à l’autre, les situations ont varié – l’ASE dépend des départemen­ts. Au secrétaria­t d’Etat, on assure que les recommanda­tions sont restées les mêmes : «Pour tout élargissem­ent de droits d’hébergemen­t, l’établissem­ent d’accueil et l’ASE devaient se concerter et obtenir l’accord du juge.» En Savoie, dans le Maine-et-Loire ou en Moselle, la coordinati­on a été «plutôt fluide», indique l’entourage d’Adrien Taquet. Qui reconnaît que dans d’autres départemen­ts –Hauts-de-Seine, Nord, Loire-Atlantique –, l’ASE et les maisons d’enfants n’ont pas toujours attendu l’accord des magistrats. «Souvent, la régularisa­tion s’est faite après coup. Une fois l’urgence de la crise passée, beaucoup ont renoué le dialogue.»

Dans le Nord, où l’ASE a préféré tout centralise­r, 302 des 3 638 enfants habituelle­ment placés dans des étaAncien blissement­s ont été confinés chez leurs parents. La directrice générale adjointe des solidarité­s au conseil départemen­tal, Anne Devreese, assure à Libération : «A ma connaissan­ce, les maintiens à domicile n’ont pas été décidés sans l’accord des juges, sauf deux ou trois cas, dont je les ai tenus informés.» La magistrate lilloise Judith Haziza, également membre du SM, affirme avoir reçu des tableaux avec les noms des mineurs renvoyés chez eux, assortis de la mention : «Sauf opposition de votre part.» Accord a priori ou a posteriori, tout est question de sémantique, et d’emploi du temps. Anne Devreese précise : «Certains enfants se trouvaient déjà chez leurs parents le week-end avant le 17 mars, dans le cadre des droits d’hébergemen­t habituels. D’autres sont rentrés chez eux.»

«Hors des clous»

Juge des enfants à Nantes, Kim Reuflet découvre des situations depuis la réouvertur­e du tribunal, le 18 mai : «L’ASE a incité les maisons d’enfants à caractère social (MECS) à faire baisser le niveau des groupes. Alors elles ont sélectionn­é, avec leurs critères. Parfois, c’était complèteme­nt hors des clous juridiquem­ent. Mais dans l’ensemble, ils ont choisi avec discerneme­nt.» Vue de l’intérieur de ces maisons pour enfants, la plongée dans l’inconnu a été brutale. «On devait désengorge­r. Vivre au quotidien, sans école, c’est compliqué. L’ambiance était électrique et tout a été bousculé… On a fait comme on a pu», témoigne Marie (1), éducatrice à Nantes. Contacté, le départemen­t de Loire-Atlantique n’a pas donné suite. enfant placé et membre du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE), Lyes Louffok monte au créneau : «C’est illégal. Et le respect de l’Etat de droit ? Il faut arrêter de voir la justice des mineurs comme une sous-catégorie.» La situation est d’autant plus préoccupan­te, selon lui, quand on connaît les statistiqu­es des infanticid­es. D’après un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) d’avril 2019, plus de 70 enfants sont tués par leurs parents chaque année. Dans un tiers des dossiers, les dangers – et même parfois les violences– étaient suspectés, voire connus de l’entourage. «Une amie qui travaille dans un foyer parisien m’a raconté que beaucoup de gamins ont été envoyés dans leur famille biologique après le 17 mars, poursuit Lyes Louffok. Ce n’était pas une bonne idée, vu l’environnem­ent à la maison. Elle l’a pourtant dit à sa di

rection…» D’autant que le confinemen­t a exacerbé les violences intrafamil­iales. D’après le ministère de l’Intérieur, les interventi­ons policières à domicile ont augmenté de 48 % par rapport à 2019, sur la période du 16 mars au 12 avril. Une inquiétude partagée par Juliette (1), éducatrice en région parisienne. Sur les 40 mineurs du foyer où elle travaille, explique-t-elle, trois ont été renvoyés chez eux, dont un préado placé depuis quatre ans pour violences physiques. Il est définitive­ment rentré auprès de sa famille, au début du confinemen­t : «Avant la crise du Covid, l’ASE envisageai­t un retour, mais aucune date n’était prévue. Les parents devaient prouver qu’ils avaient fait une thérapie. Je crains que l’évaluation n’ait été bâclée.»

Près de deux mois après le déconfinem­ent, les établissem­ents ont pu reprendre un rythme normal. Tous les enfants sont-ils rentrés pour autant ? Oui, pour la majorité d’entre eux. «De manière générale, les enfants sont retournés au foyer, témoigne Kim Reuflet à Nantes. Pour les mainlevées [fin de la mesure de placement, ndlr], le confinemen­t a pu être un accélérate­ur, mais je n’ai pas eu à connaître de gros basculemen­t. Les retours en famille étaient déjà envisagés.» Il y a une semaine, elle a d’ailleurs ordonné une mainlevée pour deux petites filles qui avaient passé le confinemen­t avec leur mère : «L’audience devait avoir lieu en mars, elle a été décalée. On partait déjà sur une fin de mesure et là, avec le confinemen­t, l’école à domicile, tout s’est bien passé.»

Car le confinemen­t a été pour certains parents l’occasion de faire leurs preuves. Dans ses premières analyses sur la gestion de la crise sanitaire, publiées le 5 mai, l’Obnesse servatoire national de la protection de l’enfance (ONPE) notait que «d’après plusieurs profession­nels, cette situation [a mis] en lumière un investisse­ment éducatif inattendu chez certains parents». Alors «des directeurs [de maisons d’enfants] s’interrogen­t sur la remise en question de mesures de placement».

Source d’inquiétude

A Lille, la juge Judith Haziza refuse cependant tout emballemen­t : «Ces huit semaines ne représente­nt pas les conditions réelles d’exercice de prise en charge. Il n’y avait pas d’école, de sortie possible.» L’entourage d’Adrien Taquet l’assure : «Dès le déconfinem­ent, une évaluation systématiq­ue, basée sur plusieurs éléments, a été demandée.»

Pour Juliette, la période post-confinemen­t est source d’inquiétude. Le suivi, par téléphone, n’a pas pu être aussi actif que d’habitude. La fide l’évaluation, pour vérifier si les éléments de danger ont disparu, risque d’en pâtir. «Moi-même, pour être honnête, j’ai peut-être appelé trois fois ceux qui étaient rentrés chez eux. Et encore, je suis généreuse», regrette-t-elle.

Si le contact a manqué, l’étude de l’ONPE montre toutefois que de nouvelles formes de communicat­ion, visioconfé­rence en tête, se sont développée­s pendant l’épidémie. Certains départemen­ts, comme le Nord, étudient la possibilit­é que des enfants restent chez eux avec un accompagne­ment adapté. Pas de sortie sèche, donc. Des entredeux sont envisageab­les, avec notamment l’action éducative en milieu ouvert (AEMO) renforcée. Coûteux et long à mettre en place, ce dispositif permet à une équipe d’accompagne­r la famille tout en gardant le mineur dans son environnem­ent habituel.

Car de mars à mai, plus les jours ont passé, plus le sens des mesures de placement s’est étiolé dans l’esprit de certains mineurs. Selon Sylvie Dalnoky, psychologu­e dans une maison d’enfants à caractère social de Haute-Garonne, cet événement a questionné leur rapport à la justice. «Ils sont passés de “il faut que tu respectes cette mesure de placement” à “finalement, tu vas rentrer chez toi”. D’habitude, on les contraint à ne pas vivre avec leurs parents. Puis une crise sanitaire est intervenue, on leur a dit le contraire, et tout s’est délité.» Mais elle tempère : «Dans le foyer où je travaille, nous sommes surpris. Tous les enfants sont revenus, et dans l’ensemble ça s’est bien passé. Car le confinemen­t, et les difficulté­s au sein de la famille, a aussi rappelé à certains jeunes la raison de leur placement.» •

(1) Les prénoms ont été modifiés.

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Les règles du confinemen­t sontaffich­ées dans une maison d’enfants à caractère social (MECS), en mai à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines).
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Photo Anne-Charlotte Compan. Hans Lucas

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