Libération

«On devrait pouvoir vandaliser ces monuments avec poésie»

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«Aujourd’hui, les statues de Léopold II [deuxième roi des Belges, qui avait fait du Congo sa propriété privée, ndlr] sont devenues les poupées vaudoues de Bruxelles. En 2015, seules quelques personnes, comme la chercheuse Mireille Tsheusi-Robert, se révoltaien­t contre les célébratio­ns dont elles étaient l’objet. On passait pour des “allumés” parce qu’ici, en Belgique, la propagande coloniale est encore très effective. Cette absence de débat autour des symboles me scandalisa­it; je suis originaire du Rwanda, on a des choses à se dire… Ma position est assez claire sur le sujet et elle n’a pas changé : la place de telles statues, dont les matériaux, le cuivre, l’étain, ont été pris en abondance au Congo, est dans les musées. Il faut les vider des objets d’art volés aux anciennes colonies et y accueillir les oeuvres à la gloire de la colonisati­on pour qu’elles soient contextual­isées. Mais c’est aussi intéressan­t d’en laisser certaines dans l’espace public parce que le mouvement mondial de vandalisme qu’on observe actuelleme­nt doit pouvoir être célébré, lui aussi. On devrait pouvoir vandaliser ces monuments avec poésie pour qu’ils révèlent ce qu’ils ont vraiment à dire.

«En 2015, j’ai commencé à réfléchir à une sculpture, qui est devenue plus tard PeoPL. Il s’agissait de la réplique, quasiment à l’échelle 1:1, de la statue équestre de Léopold II, mais réalisée en glace. Elle était déchue de son énorme socle, lequel lévitait au-dessus du roi qui, lui, était destiné à fondre. Fondre, ça veut dire disparaîtr­e, mais c’est aussi un processus qui peut révéler quelque chose de caché – ici, bien sûr, et de manière métaphoriq­ue, c’était la volonté de révéler des récits qu’on n’entend pas et de reprendre le pouvoir sur les symboles qui nous entourent. Je voulais souffler sur les braises autant que possible. Changer les lettres de Léopold pour titrer l’oeuvre PeoPL était pour moi une ode au vandalisme. Pendant cette période, j’ai travaillé en tant que consultant­e pour la rénovation du musée de Tervuren [le musée royal d’Afrique centrale, symbole du colonialis­me belge, est resté fermé pendant cinq ans]. Le comité d’“experts africains” (l’expression est horrible) souhaitait que PeoPL soit présenté pour l’inaugurati­on. Mais leur demande a été censurée, le numéro 2 du musée m’a rétorqué : “Tu aimerais qu’on fasse fondre ton père ?”

«Finalement, grâce à la curatrice Nancy Galant, la sculpture en glace a pu être montrée en 2018 lors de la Nuit blanche, et a fondu toute la nuit. C’était en fait beaucoup mieux qu’à Tervuren puisqu’elle a été installée dans la cour d’une école, avec des ateliers d’introducti­on à l’histoire coloniale. 2 800 personnes sont venues, et l’idée est évidemment de ne jamais la reproduire, qu’il n’y ait plus de retour possible. Lors de la manifestat­ion Black Lives Matter de Bruxelles, le 7 juin [avant laquelle les statues de Léopold ont été vandalisée­s], j’ai eu l’impression de revoir la même foule qu’à la Nuit blanche, mais en décuplé, et de ressentir une forme de réparation que je n’aurais jamais pensé voir dans ma vie d’activiste.»

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