Libération

Le Goulag en version chinoise

Sous couvert de lutte contre le terrorisme islamiste, la Chine se livre à une répression implacable de la minorité ouïghoure en s’en prenant notamment aux jeunes génération­s. Cette politique de persécutio­n porte un nom, «la purificati­on ethnique».

- Par Manon Pignot Maîtresse de conférence­s en histoire contempora­ine (université de Picardie-Jules-Verne)

Depuis une dizaine d’années, ONG et reporters dénoncent sans relâche la persécutio­n que subit la communauté ouïghoure de Chine, dans la province du Xinjiang. Sous couvert de lutte contre le terrorisme islamiste, les autorités chinoises se livrent à une répression implacable de cette minorité turcophone et à majorité musulmane, estimée entre 10 millions et 15 millions d’habitants et vivant en Asie centrale, à l’ouest du pays, dans ce qui était autrefois appelé le «Turkestan oriental». Les observateu­rs internatio­naux estiment que près de 10 % de cette population seraient actuelleme­nt enfermés dans des «camps de rééducatio­n» qui sont, en réalité, des camps de concentrat­ion et de travail – dont abusent d’ailleurs certaines grandes marques occidental­es: Apple, Sony, Adidas, Lacoste, Nike, entre autres. Interpellé­es par des députés européens comme Raphaël Glucksmann à la suite de la publicatio­n d’un rapport australien, certaines ont finalement pris des engagement­s afin de ne plus traiter avec des sous-traitants exploitant les Ouïghours. Mais la situation de ce peuple n’en reste pas moins catastroph­ique.

Dans une enquête publiée en 2018 dans Libération, Laurence Defranoux racontait déjà leur harcèlemen­t systématiq­ue : la politique d’assimilati­on destinée à détruire la culture ouïghoure vise particuliè­rement sa dimension religieuse et tout signe d’une pratique de l’islam, même ténue comme envoyer ou recevoir des voeux de l’étranger pour l’Aïd, peut conduire à un signalemen­t, une arrestatio­n et un internemen­t.

Plus récemment encore, une enquête publiée par Associated Press confirme qu’au-delà du travail forcé, c’est bel et bien un système de terreur qui a été mis en place pour persécuter l’ensemble de la population. Certains experts n’hésitent d’ailleurs pas à le qualifier de «génocide démographi­que» : les femmes ouïghoures subissent ainsi des tests de grossesse, la pose forcée de dispositif­s contracept­ifs intra-utérins, des stérilisat­ions, voire des avortement­s. Avoir «trop d’enfants», c’est-à-dire trois ou plus, est désormais une des causes de l’internemen­t en camp de détention. Les statistiqu­es montrent une chute drastique du taux de natalité dans le Xinjiang depuis 2017, descendu en une année seulement au même taux que la moyenne nationale (de 15 pour mille à 12 pour mille).

Les enfants et les adolescent­s occupent une place particuliè­re dans ce dispositif de terreur, qui n’est pas sans rappeler ce qui se pratiquait dans le Goulag soviétique. Certains fils et filles d’adultes internés sont en effet considérés comme «orphelins» par le pouvoir et sont, de ce fait, envoyés dans de prétendus «centre de protection», la rhétorique administra­tive chinoise n’ayant rien à envier à celle qui avait cours sous Staline. Dans plusieurs villes existent aussi des «internats» où sont enfermés des enfants qu’on sépare délibéréme­nt de leurs parents laissés libres. Dans les deux cas, les mineurs y subissent, outre des conditions de vie matérielle­s plus que précaires, une intense propagande de «correction» et de «redresseme­nt» qui passe notamment par l’interdicti­on de pratiquer sa religion et de parler la langue ouïghoure.

Difficile de ne pas entendre les résonances avec l’expérience passée de milliers d’enfants et d’adolescent­s d’Europe centrale déportés au Goulag, seuls ou avec leurs parents, entre 1939 et les années 50. On connaît désormais leur histoire grâce au livre magistral de Marta Craveri et Anne-Marie Losonczy intitulé Enfants du Goulag (Belin, 2017). Elles y décrivent, entre autres, les stupéfiant­es capacités d’adaptation des enfants, notamment pour ceux qui sont autorisés à suivre une scolarité dans les écoles soviétique­s locales, où ils reçoivent l’endoctrine­ment stalinien justifiant la déportatio­n de leurs propres parents, que certains finissent par assimiler. Comme le rappellent les nombreux reportages actuels, la propagande officielle chinoise ne fait pas autre chose, qui vante «les effets bénéfiques pour les enfants de la séparation d’avec leurs parents», à travers un conditionn­ement forcé et brutal pour leur faire perdre leur culture et leurs racines. Une telle politique de persécutio­n qui s’en prend délibéréme­nt aux jeunes génération­s pour atteindre justement ce que ces dernières représente­nt –la filiation, l’avenir, la perpétuati­on culturelle– porte un nom : «la purificati­on ethnique». Si c’est, comme on peut le craindre, l’appartenan­ce religieuse des Ouïghours qui explique le désintérêt d’une partie de l’Occident, le silence n’en est que plus assourdiss­ant et notre honteuse inaction plus terrible encore. •

La propagande officielle chinoise vante «les effets bénéfiques pour

les enfants de la séparation d’avec leurs parents»,

à travers un conditionn­ement forcé et brutal pour leur faire perdre

leur culture et leurs racines.

Cette chronique est assurée en alternance par Manon Pignot, Guillaume Lachenal, Clyde Marlo-Plumauzill­e et Johann Chapoutot.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France