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Oliver Sacks, une place pour chaque histoire

Dans «Chaque Chose à sa place», le neurologue présente de nouvelles études de cas cliniques. Avec empathie, il conte des récits insolites et poignants de patients.

- Virginie Bloch-Lainé

Les tics provoqués par le syndrome de Gilles de la Tourette, c’est une chose ; l’irritabili­té extrême, c’en est une autre. Au volant, elle peut provoquer des comporteme­nts de ce genre : «Je regagnais mon domicile après une journée de travail, un automobili­ste avait failli m’emboutir : j’ai accéléré et je lui ai fait une queue de poisson. Puis j’ai baissé la vitre de ma portière, je lui ai fait un doigt d’honneur, je l’ai invectivé et je lui ai lancé un mug de café en métal qui a atteint son véhicule.» C’est un patient qui rapporte cette scène au neurologue Oliver Sacks. Le conducteur énervé souffre depuis son adolescenc­e de crises d’épilepsie handicapan­tes. Sacks retranscri­t ce récit avec son formidable talent de conteur dans un des textes qui composent Chaque Chose à sa place, et qui étaient jusque-là inédits en français. Certaines scènes sont hilarantes, d’autres, poignantes. L’histoire de l’homme qui, pendant sept ans, s’est tellement absenté du monde qu’il s’est transformé pour les siens en un élément du décor, serre le coeur. Entre 1950 et 1957, la températur­e de son corps est de 20 degrés. Il s’est refroidi, effacé. A partir du moment où les médecins, et notamment Oliver Sacks, étudiant en médecine à cette époque, se mêlent de le soigner, un équilibre se rompt: «Sa famille lui avait sauvé la vie en le laissant se refroidir ; nous l’avions tué en le réchauffan­t.»

Inconscien­t.

Né à Londres en 1933 de deux parents médecins, mort aux Etats-Unis en 2015 d’un cancer du foie, Sacks est l’auteur de plusieurs best-sellers dont le plus connu s’intitule l’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau (Seuil, 1988), publié en anglais en 1985. Ce sont des récits de cas, comme en font les psychanaly­stes mais comme en écrivent rarement les neurologue­s. Avec Oliver Sacks, l’origine du mal réside, non pas dans un inconscien­t encombré et chaotique, mais dans des lésions neurologiq­ues. Cependant, sans jamais avoir recours au vocabulair­e analytique, Sacks s’intéresse au passé de ses patients et à leurs rêves pour comprendre l’origine de leurs dérèglemen­ts, ce que tous les neurologue­s ne font pas – et encore moins aujourd’hui qu’hier : «Pour Freud, le rêve était la “voie royale” d’accès à l’inconscien­t. Pour le médecin, ce n’est peut-être pas une voie royale, mais il ne constitue pas moins une route secondaire qui permet d’établir des diagnostic­s inattendus, de faire des découverte­s imprévues», écrit Sacks dans Chaque Chose à sa place. Ce titre sagace signifie le contraire de ce qu’il annonce : les lésions neurologiq­ues provoquent des confusions qui mettent les patients cul par-dessus tête. Rien ne va plus : les hallucinat­ions et les obsessions se bousculent au portillon, la boulimie s’installe, la mémoire fout le camp, etc. Sacks l’iconoclast­e essaie de trouver des issues pour ses malades. En leur parlant, il les aide à trouver leur voie. Il a un mantra : il faut tirer «parti de la capacité de compenser un handicap dont tout cerveau dispose». Parfois cela fonctionne, parfois pas.

Chaque Chose à sa place se divise en trois parties. Il s’ouvre avec «Premières Amours». Sacks s’y retourne sur sa formation intellectu­elle et ses amours enfantines, qui ne furent pas banales : «Je m’étais souvenu avec nostalgie des amours profondéme­nt romantique­s – encore plus profondes, sans doute, que celles qui allaient leur succéder– auxquelles j’avais goûté à douze ans : j’étais tombé amoureux du sodium, du potassium, du chlore et du brome.» Au même âge, il a une «révélation». Il découvre le tableau périodique du musée des Sciences de Londres, et comprend que la chimie sera l’une des passions de son existence. Dans «Bébés nageurs», il revient sur sa pratique précoce et intensive de la natation. Il en est déjà question dans son autobiogra­phie, En mouvement, une vie (Seuil, 2016). Afin d’aller nager tous les jours, Sacks a habité pendant vingt ans «une maisonnett­e rouge» située au bord de l’eau à New York. Il l’a aperçue pour la première fois depuis l’océan, en nageant. Il l’a visitée vêtu de son seul maillot de bain dégoulinan­t et l’a achetée dans la foulée.

Malice.

En clôture du volume se trouve la partie intitulée «La vie continue». Le neurologue y dresse un tableau de ses loisirs. Il écoute de la musique, flâne dans les jardins, apprécie de retrouver la Californie qu’il a parcourue à moto en 1960, mange des harengs et se rend dans les zoos. Il se souvient de sa rencontre du troisième type avec une femelle orang-outan. Dans le regard de l’animal, il a lu une familiarit­é. Ils se revoient, «elle et moi nous contemplan­t comme des amants en dépit du panneau de verre qui nous séparait». Il y a chez Sacks une empathie qui est devenue au fil des ans la marque de fabrique de sa pratique médicale. Elle ne déborde jamais, grâce à l’ironie et à la malice qui la contiennen­t et la retiennent. L’empathie caractéris­e aussi la façon dont Sacks écrit sur ses patients. «Récits cliniques», la partie centrale du livre, le montre voyageant au besoin avec certains d’entre eux, ou en tout cas les suivant longtemps et attentivem­ent, chez eux, en famille. «Périples en compagnie de Lowell» raconte un tour d’Amérique qu’il accomplit avec un photograph­e atteint du syndrome de Gilles de la Tourette. Ensemble, ils se rendent en Alberta dans une colonie de mennonites, et plus particuliè­rement auprès d’une famille atteinte de ce syndrome depuis six génération­s. La descriptio­n des gestes qui les animent est désopilant­e et, néanmoins, jamais Sacks ne se moque de ce qu’il voit. «La Catastroph­e» est, serait-on tenté d’écrire, la meilleure nouvelle du recueil. Sacks nous emporte dans le destin de son patient en nous donnant le sentiment d’être avec lui dans la durée, si bien que l’on se croirait dans une fiction. Spalding Gray était un écrivain et acteur américain qui se produisait au théâtre sous forme de «monologues autobiogra­phiques». Après un accident de voiture qui le blesse gravement en 2001, il est tenté par le suicide. Il laisse des billets d’adieu à son entourage, et se fond dans la nature. Il réapparaît, puis il disparaît de nouveau. Il revient, puis il disparaît.

Oliver Sacks

Chaque Chose à sa place Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christian Cler. Christian Bourgois, 304 pp., 22 € (ebook : 13,99 €).

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Photo Christophe­r Anderson. Magnum Oliver Sacks à New York en 2012.

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