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L’apprentiss­age passé au crible de l’archéologi­e

Dans un ouvrage collectif dirigé par Patrick Pion et Nathan Schlanger, des chercheurs explorent la transmissi­on des savoirs par le geste, l’écrit ou l’acculturat­ion, de la préhistoir­e à nos jours.

- Jean-Yves Grenier

Qu’est-ce qu’apprendre ? Ce livre collectif tente de répondre à cette question par-delà les schémas scolaires cartésiens, efficaces mais pas universels, au bénéfice de l’étude de situations historique­s très variées. Ce décentrage aide à comprendre que le langage n’est pas l’unique voie de la transmissi­on des savoirs. Ces derniers passent aussi par le corps, comme le montre Jean-Pierre Nguede Ngono à propos des Pygmées du Cameroun dont les compétence­s de chasseurs s’acquièrent par la gestuelle et la danse, vecteurs que la sédentaris­ation a progressiv­ement détruits. Le rôle central du geste s’affirme, en fait, dans beaucoup de situations d’apprentiss­age, ce qu’illustre Françoise Labaune-Jean à propos des artisans du verre.

Dans l’Antiquité et le premier Moyen Age, c’est par l’itinérance que ces apprentis acquièrent la maîtrise de la fabricatio­n d’un produit qui se présente comme une accumulati­on de gestes maîtrisés. La communicat­ion entre le geste et les mots est de fait souvent difficile. Le XVIIIe siècle, période marquée par une forte progressio­n de l’écrit, en fournit de nombreux exemples. En 1775, rapporte ainsi Danielle ArribetDer­oin, un maître de forges raconte, dans ses Mémoires de physique dans l’art de fabriquer le fer, qu’il lui est très difficile de comprendre par les mots le travail de ses ouvriers. «Je compris alors, écrit-il, qu’il fallait étudier leur manoeuvre et que leurs mouvements seraient pour moi le truchement de leur langage.»

Le thème de la scolarisat­ion comme moyen d’acquisitio­n d’une culture savante, mais aussi de rupture dans la transmissi­on de savoirs anciens, est très présent dans l’ouvrage. Les Codex de l’époque précolombi­enne, souligne Patrick Johansson, avaient le souci de dire les choses par des symboles mais l’influence de «l’esprit alphabétiq­ue», apporté par la conquête espagnole, les transforme en de simples narrations détaillées s’efforçant de «tout dire». En Gaule méditerran­éenne, aux derniers siècles avant notre ère, explique Michel Bats, l’apparition de l’écrit est moins traumatisa­nte car c’est aussi pour la rédaction de dédicaces aux divinités tutélaires anciennes que les élites gauloises apprennent à utiliser le gallogrec, la langue gauloise parlée écrite avec l’alphabet grec. Dans le cadre de l’Algérie française, cette ambiguïté de l’acculturat­ion apparaît inhérente au projet colonial lui-même, estime Aïssa Kadri. Pour les autorités coloniales, si la scolarisat­ion en français des population­s algérienne­s était indispensa­ble pour des raisons pratiques, elle présentait «le danger d’être un terrain d’éveil des conscience­s», ce qui a incité à la réserver aux élèves issus de la «bourgeoisi­e collaborat­rice». Le paradoxe est que, après l’indépendan­ce, la situation n’est pas si différente, souligne Aïssa Kadri, car l’ouverture du système éducatif a produit «des diplômés massifiés et sans qualificat­ions» plutôt qu’une élite compétente ou des «intellectu­els critiques».

Patrick Pion et Nathan Schlanger (sous la direction de) Apprendre. Archéologi­e de la transmissi­on des savoirs

La Découverte «Recherches», 300 pp., 24 € (ebook : 17,99 €).

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