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Ce qui se cache derrière les chats du Net

Meilleur compagnon de l’internaute dès les débuts du Web, le félin domestique a colonisé la Toile, à grand renfort de photos, vidéos et gifs très communémen­t partagés. Mais pas toujours anodins. Car derrière ces images de chatons attendriss­ants, ce sont a

- Par

Thibaut Sardier

Ne faites pas l’innocent. Vous avez eu beau moquer les assiettes en céramique de votre grand-tante, avec leur décor de petits chats triturant une pelote, vous n’avez pas pu vous en empêcher. Avouez. Oui, vous l’avez liké, ce petit minou baptisé «Happy Cat», devenu célèbre sur la Toile, avec la petite phrase qui l’accompagna­it : «I can has cheezburge­r ?»

Oui, vous faisiez partie des millions d’abonnés Instagram de la chatte «Lil Bub» (morte en décembre), si petite mais si mignonne. Pire. Vous avez même peut-être filmé votre propre chat et partagé une vidéo désopilant­e où l’animal, en fâcheuse posture, prêtait à rire. Ne vous cachez plus : vous avez aidé les chats à prendre le contrôle d’Internet. Car, que l’on croie ou non à la théorie du complot félin, le constat s’impose : ils sont omniprésen­ts sur les réseaux numériques. Et pour cause, l’histoire de l’animal est indissocia­ble de celle du Web, peut-être parce qu’il fut le meilleur compagnon des premiers internaute­s. «Jusqu’au milieu des années 2000, l’accès à Internet s’effectuait en intérieur, et nécessitai­t un écran à tube cathodique ou un gros ordinateur portable. Dans ces conditions, celui avec lequel vous étiez le plus en mesure d’interagir, c’était le chat», explique à Libération le designer américain Jason Eppink, commissair­e en 2015 de l’exposition «How Cats Took Over the Internet» au Museum of the Moving Image de New York.

Avoir un chat à leur portée donnerait donc des idées aux internaute­s, adaptées aux moyens techniques dont ils disposent : «Les gens ont toujours utilisé l’image et les technologi­es de la communicat­ion qui leur étaient offertes pour représente­r des chats en ligne», dit Eppink.

Chaque période de l’histoire du Web a donc ses propres pratiques félines : dans les années 90, des internaute­s s’envoient des messages en «meowchat», un langage inspiré des miaulement­s. Au début de la décennie suivante arrivent les images scannées et les photos basse résolution, qui laissent progressiv­ement place aux gifs, vidéos et autres mèmes des réseaux sociaux, nom donné à ces images massivemen­t copiées, reprises et déclinées sur Internet. Aujourd’hui, l’avènement du smartphone, qui permet la mobilité, rapproche les internaute­s de leur chien, devenu un redoutable compétiteu­r du chat. Internet, nouveau front de la rivalité canino-féline ?

Comme chats… et chiens

Le chat garde toutefois une longueur d’avance sur une question déterminan­te : l’esthétique. Car le Web a ses canons de beauté, qu’a étudiés l’historien de l’art québécois Vincent Lavoie dans l’essai Trop mignon ! Mythologie­s du cute (PUF, mars 2020), et dans lesquels le chat se love comme personne. Les Français parlent de «mignon» ou de «mignonneri­e», les Japonais utilisent le mot kawaii, mais le chercheur préfère le terme anglais cute. «Cette esthétique est liée à un ensemble de représenta­tions sociales dominantes, à commencer par la juvénilisa­tion», explique-t-il.

Pour montrer notre attrait collectif pour les figures de la jeunesse, il passe du chat à la souris et se penche sur les travaux que le paléontolo­gue Stephen Jay Gould consacra dans les années 70 à… Mickey Mouse. Depuis son apparition en 1928, le héros de Disney a vu sa physionomi­e changer : gants et chaussures disproport­ionnés l’ont rendu un peu pataud. Il est aussi devenu plus souriant, tandis que sa tête et ses yeux s’agrandissa­ient et que ses jambes raccourcis­saient. Autrement dit, il a rajeuni, et c’est peut-être ce qui l’a rendu aussi populaire.

Dans les années 40, l’éthologue autrichien Konrad Lorenz propose la notion de Kindchensc­hema, ou «schéma enfant», pour théoriser l’idée que des traits physiques enfantins déclenchen­t l’empathie ou la bienveilla­nce. «La néoténie, c’est-à-dire le fait de conserver des traits juvéniles, est aujourd’hui omniprésen­te. On la retrouve dans le design d’objets, avec des voitures aux phares évoquant de très grands yeux, ou encore avec les émoticônes», dit Vincent Lavoie. Avec un petit corps et de grands yeux humides, un mignon chaton aurait donc toutes les chances de nous taper dans l’oeil. Et de susciter likes et partages à n’en plus finir.

Et c’est ainsi que le cute devient kitsch. Pour définir l’esthétique du mignon, Lavoie mobilise cette notion, née au XIXe siècle dans les sociétés industriel­les comme l’Angleterre. Avec le kitsch, les canons de l’art «légitime» sont copiés en série sur des objets décoratifs – de la reproducti­on de tableau à tous les produits dérivés que proposent désormais les boutiques des musées – qui envahissen­t bientôt les intérieurs. «Il y a de l’outrance dans le kitsch : excès ornemental, entassemen­t décoratif, surproduct­ion de camelote et de produits copiés, etc.», décrit le chercheur québécois dans son livre, avant d’ajouter : «Le kitsch a tout d’abord partie liée avec la consommati­on de masse.»

Le partage des images de chat sur les réseaux sociaux serait ainsi la version numérique de cette production industriel­le en série. Mais le kitsch explique aussi le rapport affectif que

nous entretenon­s avec ces images. «Il associe l’éthique et l’esthétique, il renvoie la beauté aux sentiments», explique la chercheuse Brigitte Munier, auteure de l’article «Aux bonheurs du kitsch» publié en 2019 dans la revue Hermès. A ses yeux, les objets kitsch ne valent pas tant pour les émotions individuel­les qu’ils peuvent susciter, comme le ferait un tableau, mais parce qu’ils nous permettent (voire nous imposent) d’être touchés avec les autres. «On ne peut pas ne pas être ému. Celui qui ne l’est pas, je ne peux fraternise­r avec lui. Si je partage des vidéos de chats, c’est moins pour le plaisir des chats en eux-mêmes que pour le plaisir de savoir que je peux les partager. C’est une fabrique du conformism­e, une façon de figer l’émotion que l’on retrouve aussi dans l’usage des émoticônes», explique-t-elle, voyant dans les petites têtes jaunes de nos textos un répertoire d’émotions limité auquel nous sommes invités à nous conformer lorsque nous les recevons. L’animal de compagnie innocent et apparemmen­t indifféren­t à nos sollicitat­ions serait en train de nous domestique­r. Pour le pire ?

Influenceu­rs et revenus

publicitai­res

Il est temps de révéler la face cachée du cute et des clichés de chats. «Frayer avec le cute est bon à petites doses, mais la surabondan­ce peut vite être problémati­que», estime Jason Eppink. «C’est la raison pour laquelle le terme “cute” est particuliè­rement approprié, car il renvoie à ce qui est mignon, mais aussi à ce qui peut piquer si on ne le manie pas avec précaution. C’est le sens du mot anglais cute», explique Vincent Lavoie. Et les motifs de méfiance sont nombreux, à commencer par l’énergie dépensée pour le stockage de ces images sur les serveurs du Web mondial.

On voit aussi les logiques capitalist­es tapies sous la naïveté cute, tant la diffusion de ces images s’inscrit dans des logiques de profit pour des influenceu­rs, mais aussi pour des entreprise­s en quête de maximisati­on de leurs revenus publicitai­res. «Happy Cat» – celui de l’image «I can has cheezburge­r», l’un des premiers chats à faire un immense buzz sur Internet en 2007 – conduisit, dès l’explosion du phénomène, à la création d’un site internet (Cheezburge­r.com) recensant des vidéos drôles, idiotes ou mignonnes. Résultat : un pic à 375 millions de vues mensuelles en 2010, des dizaines de millions de dollars de bénéfices et des produits dérivés à la pelle.

Tout cela, grâce à notre propension à alimenter Internet en images, ainsi que notre consenteme­nt à laisser machines et algorithme­s surveiller nos clics pour nous proposer publicités et contenus adaptés. «Quand nous regardons une vidéo de chaton, nous donnons implicitem­ent notre consenteme­nt à être surveillés, car elles sont un lieu privilégié de monitoring, d’observatio­n des internaute­s», dit Lavoie. Pour l’historien, le comporteme­nt indifféren­t du chat est une belle image de notre propre attitude face à Internet : comme lui, nous nous savons filmés, surveillés, mais nous nous laissons faire comme si de rien n’était. La présence de la caméra ne nous affecte pas.

Mais à l’heure où le chien est lui aussi de plus en plus présent sur les réseaux, Jason Eppink appelle à s’intéresser à son comporteme­nt, qui consiste à fixer la caméra comme il le ferait avec un simple bâton, et à ce qu’il symbolise. «Puisque la surveillan­ce devient omniprésen­te, et utilise des outils qui passent de plus en plus inaperçus, nous sommes peut-être à la fois chat et chien, suggère-t-il. Dans la mesure où notre attention est continuell­ement dirigée vers la surveillan­ce, nous la remarquons, comme le chien ; mais puisque la surveillan­ce ne nous affecte qu’indirectem­ent, de façon difficile à mesurer, nous ne lui accorderon­s jamais beaucoup d’attention, comme le chat.»

Rabaisser les femmes

Le cute perpétue aussi des logiques de domination. «C’est fondamenta­lement une question de relations de pouvoir», affirme Eppink, pour qui le cute s’applique nécessaire­ment à des êtres ou à des objets que nous considéron­s comme inférieurs. Cela vaut bien sûr pour les chats eux-mêmes, la recherche de succès numérique poussant certains maîtres à infliger de mauvais traitement­s à leur animal. Le «cat buckaroo» («chat cow-boy»), qui consiste à recouvrir son chat assoupi d’une multitude d’objets avant qu’il ne bouge, ou les photos «Trump my cat», qui montrent des chats décoiffés pour ressembler au président américain, sont à la fois un divertisse­ment et, parfois, une forme de maltraitan­ce.

Mais plus largement, au-delà de ces photos qui polarisent l’attention, le cute aurait aussi tendance à rabaisser les femmes. «Socialemen­t, la juvénilisa­tion est surtout exigée pour le sexe féminin», commente Lavoie. Dans son livre, il fait référence à des travaux de psychologi­e ou d’anthropolo­gie selon lesquels les femmes les plus conformes à ces codes du mignon seraient aussi les plus désirables. On peut alors interroger l’influence des images cute : n’entretienn­ent-elles pas ces représenta­tions d’une jeunesse forcément désirable et de femmes nécessaire­ment inférieure­s, faisant passer cette préférence pour naturelle ? «Synonyme de petitesse, de vulnérabil­ité et de faiblesse, le mignon […] apparaît, sous la loupe des études culturelle­s et du féminisme, comme la matrice d’une critique politique et sociale», constate le chercheur.

Les ravages du chat ne s’arrêtent pas encore là. Vincent Lavoie voit en effet dans le félin un «cheval de Troie», capable d’humaniser les pires figures humaines par sa simple présence photograph­ique à leur côté. Ses pérégrinat­ions sur le Web l’ont conduit vers des comptes ou des hashtags comme #catsofjiha­d, compilant des photograph­ies de nazis ou de jihadistes posant avec un chat. «Il faudrait étudier dans le détail la stratégie liée à la publicatio­n de ces photos, qui n’est sans doute pas étrangère au fort trafic lié aux photos de chats sur le Web. En tout cas, ces images génèrent des réactions : on voit parfois des commentair­es positifs sur la mignonneri­e de l’animal comme sur la bravoure du guerrier», décrit-il.

Il rappelle aussi que Konrad Lorenz, qui formalisa le Kindchensc­hema, adhéra au parti nazi et vit ses thèses plébiscité­es par le régime de Hitler. Pour lui, la dégénéresc­ence des humains était imputable à la civilisati­on, qui les conduisait à se détacher de réactions innées, comme l’altruisme, la bienveilla­nce que peut susciter «naturellem­ent» un corps mignon. Par ces cas extrêmes, comme une stratégie du choc, Lavoie nous rappelle qu’il est bon de toujours interroger le sens des images que nous voyons, si anodines soient-elles. Car il en va de l’excès de mignon comme du chat, qui sait montrer patte blanche mais cache toujours des griffes. •

«Si je partage des vidéos de chats, c’est moins pour le plaisir des chats en eux-mêmes que pour le plaisir de savoir que je peux les partager. C’est une fabrique du conformism­e, une façon de figer l’émotion que l’on retrouve aussi

dans l’usage des émoticônes.»

Brigitte Munier

docteure en sciences sociales

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