Libération

Christo et Jeanne-Claude font la réouvertur­e

Le centre Pompidou propose une rétrospect­ive des projets monumentau­x du couple, axée sur leurs années parisienne­s, entre 1958 et 1964, puis sur leur retour triomphal dans la capitale en 1985 grâce au spectacula­ire empaquetag­e du Pont-Neuf.

- Par judicaël Lavrador

On n’en fera pas des tonnes sur les coups du sort qui ont frappé, à répétition, l’exposition de Christo et de Jeanne-Claude avant même son ouverture. Pourtant, le confinemen­t des oeuvres, installées au centre Pompidou début mars et aussitôt tapies sous l’immense voile sanitaire dont la France s’est recouverte, puis la mort de l’artiste, le 31 mai, un mois avant le vernissage reprogramm­é (sa femme, quant à elle, est décédée en 2009), sans parler des reports successifs de l’empaquetag­e de l’Arc de triomphe (qui aura finalement lieu à l’automne 2021), résonnent étrangemen­t au contact de l’art de Christo : un art de l’éclipse, de la dérobade, du suspens, de la persévéran­ce et de la longueur de vue.

L’exposition, rétrospect­ive partielle bornée dans le temps – les années parisienne­s du jeune Christo, entre 1958 et 1964 – et dans l’espace, avec une seconde partie qui s’attache à son chef-d’oeuvre capital, The Pont Neuf Wrapped (1975-1985), délivre des pièces étonnantes, peu voire pas du tout vues, qui étoffent la portée des illustres «monuments éphémères» érigés partout dans le monde, à partir de leur rencontre en 1958, par le couple qu’il forme avec Jeanne-Claude. Dans une des premières salles, on a l’impression, un peu glaçante, que les pièces se renfrognen­t, qu’elles se roulent en gros paquets, plus ou moins informes. Et aussi qu’elles boudent et que la perspectiv­e de l’expo ne les fait pas émerger de leur emballage. La salle ressemble à une réserve. Christo, c’est son génie, fait remonter le stockage au musée. Et semble faire oeuvre avec ce moment où les oeuvres sont calfeutrée­s dans une gangue protectric­e. D’ailleurs, l’artiste leur fait des caisses, des placards aux planches tapissées de toiles rigidifiée­s par de la laque, où il les range et les réarrange.

Série inédite de tableaux

Et quand il les expose en 1960, c’est dans cet état et cet écrin, «moumiphiée­s» (sic). Momie, sarcophage, enveloppe grasse et racornie: «Mon travail, reconnaît Christo, avait beaucoup à voir avec cette dimension de tristesse. Il y avait une espèce de misérabili­sme.» Dont témoigne en effet le traitement des paquets, qui ressemblen­t parfois à des ballots. L’artiste choisit pour eux une épaisse toile jaunâtre, du papier kraft, ou de la bâche en plastique. Les peint parfois en noir, les enduit de résine, les noue étroitemen­t au moyen d’une grosse ficelle. Et, éventuelle­ment, compacte le tout avec de la colle et du vernis.

L’art de Christo est alors une affaire de surfaces grumeleuse­s ainsi qu’en témoigne le scoop de l’exposition, une série inédite de tableaux quasiment géologique­s, arborant un dur magma sableux, perforé de Cratères lunaires. On voit bien que durant cette période (entre 1958 et 1962), Christo forge sa grammaire plastique. Il tâtonne même dans la manière de les présenter : Au sol ? Au mur? Au mur mais fixés au centre d’un tableau encadré ? Ces essais, que Christo nommera son Inventaire de textures, d’accrochage et de formes, sont touchants, qui fragilisen­t encore le statut et la stabilité de ces oeuvres. Bancales, noueuses, informes, elles ne révèlent rien de leur contenu, comme absorbé par son enveloppe. «Leur sujet, lit-on dans le catalogue, est moins la dissimulat­ion de quelque contenu secret que les possibilit­és visuelleme­nt expressive­s des volumes, du tissu, de la ficelle, du plastique, de la corde.» D’autant que l’objet, quand il transparaî­t sous un empaquetag­e de polyéthylè­ne translucid­e, se révèle assez peu significat­if de quoi que ce soit : une poussette, une chaise, une table, un matelas – rien que de très ordinaire. Sauf peut-être dans le cas de ces portraits en buste peints par Christo lui-même, dans une facture assez matiériste. Celui de Brigitte Bardot, par exemple, sous sa chrysalide de plastique, enserrée dans les rets de son filet de cordes, prend un aspect plus fétichiste, semblant jouer avec la puissance érotique de son modèle. D’aucuns, à l’occasion aussi des rares empaquetag­es de modèle vivant par l’artiste (dans l’atelier d’Yves Klein), comparent d’ailleurs sa pratique à celle du «strip-tease, dans lequel différer et refuser l’effeuillag­e sont essentiels». On peut aussi la comparer à la manière dont la sculpture baroque surjoue les effets de drapé et de plissé, d’ombre et de lumière, surtout en découvrant, dans un très court film, le moment où Christo empaquette une statue de l’esplanade du Trocadéro en deux ou trois mouvements, avant de repartir ni vu ni connu.

Immense maquette

Après quoi l’exposition se fend en deux, ménageant une longue

ellipse : l’artiste part à New York en 1964 avec Jeanne-Claude pour revenir à Paris en 1985, avec son monumental empaquetag­e du Pont-Neuf, dont la documentat­ion occupe, au centre Pompidou, toute la seconde partie, sous forme de plans, de dessins, de matériel de montage, de photograph­ies, d’une immense maquette et d’un film montrant l’artiste négociant avec les politiques (Debré, Chirac) et tout le gotha parisien pour que son projet voie le jour. Or, aux yeux de Christo, ce temps long et a priori fastidieux des préparatif­s (dix ans) constituai­t l’oeuvre elle-même dont la brève apparition (quinze jours en septembre-octobre 1985) n’était d’ailleurs pas la fin mais une étape de plus. En effet, la vente des images du Pont-Neuf sous son magnifique drap couleur grès doré, parcouru par les passants (trois millions de visiteurs, dont 200 000 le premier jour), alimente ensuite la production des prochaines interventi­ons du couple, toutes autofinanc­ées. Comme si l’oeuvre de Christo était une oeuvre de l’ombre rejoignant la lumière, celle d’un travail de fourmi touchant au gigantesqu­e, celle d’un conceptuel (une idée tramée sur papier) touchant au spectacula­ire. •

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 ?? Christo en 1964. Centre Pompidou, MNAM-CCI Bibliothèq­ue Kandinsky, Fonds Shunk et Kender .Dist. RMN-Grand Palais ??
Christo en 1964. Centre Pompidou, MNAM-CCI Bibliothèq­ue Kandinsky, Fonds Shunk et Kender .Dist. RMN-Grand Palais
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Photo Dirk Bakker Petit cheval empaqueté (1963).

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